- PÈLERINAGES ET LIEUX SACRÉS
- PÈLERINAGES ET LIEUX SACRÉSLes termes de «pèlerinage» et de «lieu sacré» sont typiquement occidentaux: si l’on met à part les langues germaniques, ce sont les formes latines de peregrinatio et de loca sacra qui sont, non seulement dans les parlers latins mais aussi dans tout le monde anglo-saxon, les racines communes du vocabulaire vernaculaire désignant ces faits essentiels de l’expérience religieuse. Mais, sous d’autres appellations, les réalités que ces mots enserrent se retrouvent dans un très grand nombre de cultures: sans abuser du terme, on peut les dire quasiment planétaires. En tant que telles, elles apparaissent comme des données d’une anthropologie de l’homme en sa vie de religion, nullement liées à une religion institutionnelle établie – celle-ci se réclamât-elle d’un acte divin fondateur –, mais inscrivant en elle une démarche, plus libérée (tant des formes rituelles de la vie ecclésiale que des modes de vie habituels), marquée, dans l’espace et dans le temps, par des traits patents d’extraordinaire et, dans une équilibration évidente de la vie d’un exister religieux, ouvrant une autre et rare voie d’accès à la «rencontre» avec des présences surnaturelles ou des réalités sacrales.Un bref profil confirmera aisément, au cœur des cultures les plus différentes, la donnée universelle de l’existence de «lieux sacrés» et de la pratique, constante, massive, du pèlerinage.Figures peut-être du pèlerinage des vivants sont ces pèlerinages des morts aux villes saintes d’Héliopolis ou de Bousiris, dans l’Égypte ancienne, qui connut le développement des mystères osiriens d’Abydos, les panégyries de Memphis et de Thèbes, ou cette fête de Boubastis qui fascinait Hérodote avec des foules soigneusement dénombrées par myriades. Dans la Grèce ancienne, Delphes ou Delos, l’île sainte, sanctuaires panhelléniques d’Apollon, Épidaure, centre de ce culte d’Asklepios qui rayonnera jusque dans l’île tibérine au cœur de Rome, Éleusis, dont les fêtes de la célébration des mystères provoquaient un concours populaire de milliers de pèlerins, unissaient, pour les assouvissements des foules en mal d’être, divination, thérapie, mystagogie et spectacle. Aux rives orientales de l’Égée, l’Artémis d’Éphèse concentrait des masses dévotes et chargées de dons. Par strates historiques successives, les lieux sacrés d’Israël regroupent les tombeaux des patriarches – dont l’un des plus insignes, cette grotte de Makpala à Hébron, où reposeraient selon la tradition biblique Abraham et sa famille –, les grands lieux de rassemblement de l’époque des Juges, la Silo de Samuel, gardienne un temps de l’Arche, et Sichem, où se réunissaient les tribus d’Israël, Jérusalem enfin, qui fut, dès l’époque royale, le centre spirituel du peuple élu et la gardienne du Temple, avant que l’histoire postérieure n’en fasse le lieu par excellence de l’œcuménisme pèlerin.Pour l’Occident chrétien, de l’une et de l’autre orthodoxie, il suffira d’égrener quelques lieux vénérés d’un très large culte: outre Rome, capitale historique de l’Occident pèlerin, Saint-Jacques de Compostelle et Fatima, dans la péninsule Ibérique, Lourdes et Lisieux, dans la France contemporaine, avec un regard nostalgique vers Saint-Michel au mont Tombe, notre Mont-Saint-Michel, l’un des grands pèlerinages de la fin du Moyen Âge; Assise, Lorette ou Padoue, dans une Italie foisonnante de lieux pèlerins; Montaigu en Belgique, Echternach au Luxembourg, le Canterbury de Chaucer ou le Purgatoire de saint Patrick dans une île du Lough Derg d’Irlande, pour l’Europe nordique; et, dans le monde alémanique, de grandes villes comme Aix, la ville impériale, Cologne dans la prestigieuse aura des Rois mages ou Augsbourg, la ville de saint Ulrich, Einsiedeln et Mariastein, les grands lieux de culte de la Vierge en Suisse, Mariazell en Autriche; aux marches de chrétienté, en Pologne, l’insigne sanctuaire de Czestochowa ou le Kalwaria cracovien. Les saints monastères de l’Athos grec, les villes saintes de l’ancienne Russie, Moscou, avec son Kremlin et ses mille églises, ou Kiev aux soixante-treize saints, la Vierge de Kazan attestent, aux terres d’Europe de l’orthodoxie gréco-slave, l’importance, passée ou présente, d’une vie des sacralités pèlerines.Aux terres d’islam, de même, avec La Mecque, dont le pèlerinage est l’un des cinq piliers de l’islam, le culte chiite des tombeaux des douze Imams, entre lesquels les villes saintes de Kerbéla en Irak, où repose le troisième Imam, petit-fils du Prophète, et de Méched, en Iran, unissant les deux mausolées du huitième Imam et d’Haroun al-Rachid et, innombrables, dans l’islam sunnite, les tombes vénérées de marabouts célèbres ou de saints sanctifiés par la ferveur populaire, outre les deux pèlerinages, non obligatoires mais recommandés par la tradition, au tombeau du Prophète à la mosquée de Médine, et à celle d’al-Aqsa, à Jérusalem.Cette énumération perdrait son profil planétaire, si elle ne comprenait ces lieux saints de notoriété universelle que sont: en Inde, Hardwar, au méandre sacré du Gange, quand le fleuve sort enfin de la masse himalayenne; Bénarès, le «Lotus du monde»; le Saint des Saints d’Amritsar, qui est le sanctuaire des Sikhs, ou les quatre lieux d’étapes de la vie terrestre du Buddha; au Tibet, la montagne sacrée de Tsa-ri et le culte pèlerin des lamasseries, avec, au centre, les temples de Lhassa; en Chine, les montagnes sacrées de la religion impériale, au nombre desquelles figure le Taishan, l’un des lieux privilégiés de la religion populaire moderne; au Japon, le pèlerinage bouddhique de Shikoku aux quatre-vingt huit sanctuaires et, en Indonésie, à Java, l’étonnant temple de Boroboudour aux obsédantes images du Buddha, ou, à Bali, le Temple-Mère de Besakih.De l’Extrême-Orient, passons maintenant à l’extrême Occident, aux Amériques. Si les cultures enfouies ont enseveli avec elles leurs cultes pèlerins, des cultes importés répondent généreusement aux besoins sacraux des foules, et parmi eux: Sainte-Anne de Beaupré au Québec, le culte de sainte Rose à Lima, culte autochtonisé, pourrait-on dire, et, dans ces grands sanctuaires pèlerins que sont Guadalupe au Mexique et Chiquinquira en Colombie, le culte de la Vierge, si largement dominant dans les centres de pèlerinage de l’Amérique latine.Si l’on évoque, au terme de cette énumération foisonnante, conduite à travers le temps et l’espace, le nombre prodigieux de lieux pèlerins de plus ou moins grande importance que la plus élémentaire enquête découvre dans les aires culturelles les plus différentes, la massivité de l’inventaire impose l’existence de lieux sacrés et de pèlerinages qui peuplent celles-ci, comme une donnée quasi universelle d’une anthropologie religieuse.Devant le fait, quel sens? On peut le demander d’abord au langage. Les mots, en effet, disent la chose. De celle-ci, à travers une prospection sémantique dans les grandes aires culturelles, quatre aspects majeurs apparaissent. La route d’abord: cette réalité complexe que notre vocable «pèlerinage» semble naturellement comporter, on la retrouve avec le hadjdj islamique, dans l’acception de «se diriger vers» la maison de Dieu sur terre, et dans les mots des vocabulaires chinois ou japonais qui désignent le pèlerinage et dont les contenus expriment voyage, circuits ou cheminement – donc une vie et une épreuve de l’espace. En second lieu, dans nombre de cultures orientales et extrême-orientales, le vocabulaire définit le pèlerinage par le rite qui doit être accompli au terme du voyage: pour beaucoup, «tourner autour», cette circumambulation que l’on trouve déjà dans la racine sémitique hag et qui exprime l’acte pèlerin par excellence tant en Perse qu’au Tibet. En Inde, le pèlerinage prend son nom du lieu sacré originel: celui-ci est le t 稜rtha , qui désigne d’abord le gué, point de franchissement d’eau – tout naturellement, par lui, le pèlerinage est à la fois bain lustral et «passage». Dépouillé de tout rituel enfin, mais dégageant la finalité, le fait d’accomplir le pèlerinage, celui qui n’est pas d’obligation, se dit simplement, dans le langage de Bali, «demander une faveur».Cet agir est travail sur soi: l’aspect psycho-spirituel du pèlerinage, on le retrouve, sous-jacent, dans le hadjdj islamique, avec les sens de «dominer», de «l’emporter sur soi», et en arrière-plan du henro japonais, qui dit «cheminement», ce travail sur soi qu’impose la route. Il est aussi le génie même de la réalité pèlerine dans nos vocabulaires occidentaux. Du latin peregrinus , physiquement, spirituellement, tout le reste procède. Dans son acception originelle, le peregrinus est en effet, d’une part, l’étranger, celui qui vient d’ailleurs et qui n’appartient pas à la société autochtone établie, d’autre part, celui qui, par la force du préfixe, parcourt. En sous-jacence, l’espace et, dans cet espace, une mutation vécue. Mutation qui s’accomplit dans l’acte pèlerin même: le pèlerin est l’homme qui passe et il est de soi, en soi, étranger. Étranger aussi pour l’espace humain qu’il traverse et où il doit assumer cette «étrangéité», qui n’est plus de sa condition propre, mais que lui imposent ceux qui le regardent cheminer, les sédentaires qui le reçoivent, les uns et les autres sachant bien que le lendemain il reprendra la route. Une spiritualisation de la vie pèlerine se façonne ainsi, au point que marcher à travers l’espace et se faire étranger à soi-même, sortir de soi en quelque sorte dans une jouvence d’exister et une non-reconnaissance du même en soi peuvent se vivre confondus dans la condition assumée d’être pèlerin. D’où, dans les siècles du Moyen Âge, cette peregrinatio ascetica qui a été si remarquablement décrite par dom J. Leclercq et qui est, dans l’expérience monastique, création résolue d’étrangéité, telle une naissance de l’autre sur les chemins.Accroché à la route, le vocabulaire occidental ignore le terme du chemin pèlerin: plus exactement, il le tait dans le secret d’une volonté tendue à l’atteindre. En revanche, l’hébreu re’iyyah , employé pour caractériser le pèlerinage par excellence, celui de Jérusalem, découvre le sens de la route; il dit «l’apparition», c’est-à-dire la présence devant Yahvé, présence qui est représentation et rencontre. Tels sont l’accomplissement du chemin pèlerin et le plus haut sens spirituel de cet acte étrange: dans un univers de sédentaires, une manière de non-sens.Le quatrième aspect de la réalité du pèlerinage est celui de la fête. On en revient encore à la racine sémitique essentielle, haj : elle désigne, dans le livre des Juges, la fête de Yahvé, qui a lieu d’année en année; soit, dans le pèlerinage, la célébration d’un temps sacré, ce temps sacré qui, plus ou moins reconnu, consacre en sous-jacence toute manifestation pèlerine.Ainsi, les langages parlent; au niveau de la perception des contenus, ils expriment, à propos du fait pèlerin, une sacralisation de l’espace et la vie d’un temps sacré, une ritualisation nécessaire et, dans les circonstances exceptionnelles qui lui sont propres, l’accomplissement d’une œuvre, double et unique, de travail sur soi et d’accès à une transcendance consacrante.«Pèlerinages» et «lieux sacrés» imposent, à travers la lecture de l’expérience millénaire qui leur a donné vie, deux données fondamentales, celles de leur génie propre. L’une signifie la marche à un «ailleurs» spatial, marqué d’une altérité sacrale; l’autre, l’accomplissement en ce lieu (locus sacral) d’une participation mystérieuse à une autre réalité que celle de l’exister profane ou du monde de l’immanence. Ces données parlent d’elles-mêmes: elles rendent manifeste leur complémentarité. Il n’y a pas de pèlerinage sans «lieu» – ce lieu, dit sacré ou saint, qui peut être parfois ville sainte – et, si le «lieu sacré» peut apparemment exister hors de tout pèlerinage, il a été néanmoins reconnu, consacré, le temps d’une histoire, par des foules pèlerines en mal de sacralisation. Entre le lieu et le pèlerinage, cependant, apparaissent des charges de contenu, affectives, historiques et culturelles, avec des différences éclairantes: on les trouve manifestes dans le choix de telle ou telle, pour désigner dans sa réalité existentielle l’acte pèlerin qui les lie.Certaines cultures, en effet, pour donner un sens global à l’ensemble, privilégient l’effort; d’autres, le terme, c’est-à-dire le lieu sacré. Parmi les premières, le monde chrétien. L’islam, pour ce qui est du pèlerinage d’obligation, et le bouddhisme japonais ont choisi de mettre l’accent sur l’énergétique de l’acte. C’est un fait que, dans le monde occidental chrétien et sans doute dans l’ensemble des parties du monde christianisées, l’accent est mis sur la notion de pèlerinage. Autrement dit, le christianisme a résolument opté pour la dynamique de l’acte, celle de l’«aller à», qui implique efforts et épreuves ou qui dramatise effectivement davantage que la seule évocation du terme de «lieu sacré», réalité statique fixée en un point d’espace, but insigne sans doute par quoi la marche prend son sens, mais enveloppé, comme toute réalité sacrale, d’une puissance mystérieuse, ambivalente, an-humaine. Le statisme du lieu sacré s’inscrit mal dans la dramatique chrétienne, qui est passion et œuvre d’homme, de soi scénographie, acte, gestuaire pèlerine. Celle-ci, d’autre part, comme le christianisme même, est histoire; et le sacré chrétien est défini par une histoire. Aussi parle-t-on, dans le vocabulaire chrétien, de «lieu saint», presque pas de «lieu sacré». Des siècles durant, en effet, les Lieux Saints n’ont cessé d’être, pour la chrétienté tout entière, ces lieux de l’accomplissement du mystère sauveur de la Rédemption, égrenés en autant d’étapes ou de «scènes» de la vie du mystère, au long desquelles suivre, en mémoire et en chair, les pas du Christ rédempteur. Quant aux limina Apostolorum romains, a-t-on jamais parlé, les concernant, de lieux sacrés? L’entière figure architecturale de Saint-Pierre de Rome magnifie le tombeau de l’apôtre, aux lieux présumés de son martyre, comme culte historique de corps saint. L’expression «lieu sacré», au contraire, fleure son paganisme. Le «lieu» y prend sa plénitude de réalité cosmique, quelque accident physique qu’en chaque cas il consacre, alors que toute l’histoire du pèlerinage chrétien tend à baptiser le lieu de nature, de soi païen, c’est-à-dire à anthropomorphiser le cosmique. L’écran humain ou l’«hominisation» interviennent quasi nécessairement en toute consécration chrétienne du lieu pèlerin, les accents cosmiques de celui-ci fussent-ils écrasants. Saint, donc, est le «lieu» chrétien parce qu’il est inscrit dans une histoire et un monde anthropomorphe tendu dans une pénétration d’au-delà. Connaturellement, le lieu sacré païen, lui, renferme plus de participation – une participation sans doute panthéiste – au mystère de l’univers créé que le pèlerinage chrétien, où la geste l’emporte souvent sur la communion sacralisante. Le t 稜rtha hindou livre bien, dans son caractère élémentaire, cet enracinement cosmique, puisqu’il est gué: le franchissement de l’eau se fait dépouillement spirituel, hors de toute interaction humaine. Aussi le lieu sacré rayonne-t-il, parce que tel, une conscience beaucoup plus intense de la vie des forces telluriques ou paniques: autre chose, en effet, le commerce humano-divin de la quête chrétienne, autre chose l’affrontement abrupt et dépouillé avec la nature physique, laquelle apparaît souvent, surtout dans nombre de lieux sacrés, comme désert ou négation de l’homme, soit, de par les difficultés d’accès, comme refus de donner place et sens à celui-ci. D’autant plus éprouvant dès lors est l’effort humain pour y atteindre: on comprend que ce soit le nom même du «lieu sacré» qui consacre l’acte pèlerin.Quoi qu’il en soit des choix sémantiques des différentes aires culturelles, entre la marche à un «ailleurs» physique et spirituel qu’exprime la notion de pèlerinage et le mystère d’une expérience extraordinaire qu’enserre celle de lieu sacré, la liaison physique et métaphysique est obvie: elle établit une unité organique entre la démarche humaine et l’existence de réalités sacrales, quelque apparence sensible qu’elles prennent, ou quelles qu’en soient les voies de la manifestation, reconnues comme présences surnaturelles. Ainsi l’acte pèlerin constitue-t-il une expérience singulière de vie religieuse collective ou individuelle, dans une quête tendue de sacralisation qui doit, à quelque degré que ce soit, prendre des aspects volontaristes, mieux encore, des traits d’héroïcité. Pèlerinage et lieu sacré s’inscrivent dès lors dans une dramatique d’accomplissement dont les protagonistes existentiels demeurent l’homme en son acte pèlerin, l’espace, les réalités et les puissances sacrales enfin. Pareille distinction analytique doit conduire l’approche d’une «phénoménologie» du pèlerinage et des lieux sacrés – l’objet même du présent article – selon trois temps organiques: la démarche d’aller, ou le corps à corps de l’homme avec l’espace; la réception et la création emmêlées du «lieu» sacral; la rencontre, au lieu sacral, avec ce qui, à travers le mystère sacral, demeure un «au-delà».1. L’«aller» pèlerinL’espace pèlerinAller, c’est la pulsion première de la geste pèlerine, dans une tension qui n’implique pas consciemment le retour, même si celui-ci demeure implicite et prévu avant l’aventure entreprise. Cela donne au pèlerinage, dans la conscience collective, la gravité et la solennité d’un départ. En ce sens qu’au commencement, ainsi que dit le mot, il y a détachement, éloignement, physiquement et mentalement rupture d’avec l’habituel, le quotidien, le «lieu» de l’expérience ordinaire, lieu simplement profane celui-là – ce que les clercs chroniqueurs de la croisade appelaient la «terre de la naissance» pour l’opposer à l’objet eschatologique du départ insensé et nécessaire, la «terre de la promesse». Un départ pour gagner un «ailleurs» qui rende «autre»; nullement un départ pour l’errance ou pour on ne sait quelle aventure: le pèlerinage, en effet, se vit du terme, mais c’est dans le choix de partir pour l’atteindre que s’amorce le processus de sacralisation qui consacre la geste pèlerine. Le départ sur les chemins pèlerins est, en effet, acte libre; les dispositions coraniques l’éclairent admirablement, qui stipulent pour l’accomplissement de ce pèlerinage d’obligation qu’est le hadjdj à La Mecque, les règles d’une triple liberté: celle de soi, qui est de posséder un esprit sain et d’être libre de son corps, ce que ne peut l’esclave; celle de la réalisation de l’entreprise, par la possession des moyens matériels nécessaires et l’assurance prise de la sécurité des chemins; celle enfin que donne une observance rigoureuse des devoirs acquis envers ceux qui restent: assurer les moyens de subsistance pour la famille et partir sans laisser de dettes. Ces règles imposent un état neuf, que traduisent naturellement des signes extérieurs, comme chez les pèlerins de Jérusalem que décrit le prophète Jérémie (XLI, 5), «avec la barbe rasée, les vêtements déchirés et le corps marqué d’incisions».De ces signes, des siècles durant, dans l’Occident chrétien, le plus commun et le plus reconnaissable aussi sera le costume, avec les indispensables soutiens pour la route, bourdon, gourde, panetière, escarcelle, et pour ces grands pèlerinages de chrétienté que furent Rome et Compostelle, sur le rebord du large chapeau de plein vent, soit les clefs de saint Pierre, soit la coquille du jacquaire. Aussi, au commencement de la route, interviendra longtemps une imposition du costume et des attributs pèlerins, ritualisation à la fois solennisante et précautionneuse de l’Église qui, par la consécration des signes, confirme et la liberté de la décision prise et la transformation maintenant en cours de celui qui marche à un «ailleurs» sacral. C’est désormais l’épreuve de l’espace qui fera le pèlerin. Sueurs ou épuisement physique, tourments du voyage en mer, épreuves du chemin, où interviennent, avec les distances, les fatigues et les épuisements du corps et de l’âme, les difficultés quotidiennes de gîte et de couvert, l’attitude défiante, hostile ou exploitante des milieux humains traversés: autant d’obstacles de fait, mais indispensables au pèlerin pour l’accomplissement de sa geste sacrale. Ou celui de sa pénitence.Rien ne traduit mieux le prix de l’espace, dans le pèlerinage, que les pratiques parfaitement établies, dans les pays du Nord en particulier, et ce jusqu’à l’époque moderne, de ces pèlerinages expiatoires infligés, tant par les autorités civiles que par celles de l’Église, pour la purgation de délits ou de crimes: la distance du lieu sacral à atteindre était proportionnelle à l’importance de la faute commise. Il en est de même quand se développe la pratique, chez des testateurs inquiets de leur salut éternel, d’envoyer à leur place, pour faire le pèlerinage lointain, un «homme» – c’est l’expression même des textes –, les tarifs s’ajustant à la longueur de la route. Claire est donc dans la conscience collective, jusqu’à travers ces barèmes affinés, l’héroïcité du chemin pèlerin, qui est tout autre chose qu’une épreuve initiatique, mais bien une victoire sur cette réalité physique qu’est l’espace, normalement limitatrice de tout parcours humain et, dans un illimité hostile, à la fois vertigineuse et anéantissante.Cet espace, en bonne règle pèlerine, il faut le parcourir à pied. Typique apparaît, sous la plume du calviniste Rousseau, cette alliance comme de nature, quand il écrit à propos de ses longues marches sur les routes du val Travers: «Je revenais de même en pèlerin», c’est-à-dire à pied. Le pèlerin est, au cours des siècles, l’homme qui marche, dans le plein allant de son corps porté sur ses deux pieds. Il n’est pas de vérité plus sûre pour l’affrontement à l’espace: espace nu, corps debout, un pied devant l’autre – ces pieds que l’on retrouve entaillés sur les parois des temples égyptiens et qui reviennent en leitmotiv obsédant, dans l’accomplissement du pèlerinage hiérosolimytain. Engagement du corps dressé dans son progrès courageux vers l’«ailleurs» sacral, cela pose un fondement thérapique au pèlerinage, ne serait-ce que par la poursuite victorieuse de cette marche jusqu’au terme. La règle est impérieuse et fortement tarifée dans les vieux textes bouddhiques: «Aller à pied, c’est obtenir un fruit quadruple.» Cela confirme surtout, dans cet espace à parcourir, la potentialité d’un espace sacral. Sacral, par la tension d’accomplissement qu’il impose, et qui se vit, d’une part, dans la volonté d’arriver au terme fixé de la route – ce terme qui, parce qu’il est «lieu saint» ou «sacré», transmue tout au long du chemin la vie de la route –, d’autre part, dans une attente plus ou moins consciente de ce qui doit se produire au lieu saint et qui est «mise en présence» ou «rencontre». Ainsi s’informe, par la marche pèlerine, la contexture d’un medium sacral, à travers lequel, par sa geste des chemins, souvent par le seul fait de l’avoir entreprise, le pèlerin devient «autre». Transmutation de l’homme, transmutation de l’espace.Aussi, dans la millénaire expérience de Santiago de Compostela, le chemin s’inscrit-il comme part éminemment sacrale du pèlerinage, et peut-être même, pour nous aujourd’hui, comme l’aspect le plus saisissant de cet «extraordinaire», qui est l’une des premières aperceptions du sacré. Sa vie, on la retrouve, encore poignante, dans ce texte du XIIIe siècle qu’est le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle . Deux traits de cet écrit charitable en disent long sur l’interminable route: d’une part, la localisation suffisamment précise des zones dangereuses à traverser – qui sont relativement nombreuses, mais dont la plus chargée d’appréhension et d’angoisse demeure celle des landes de Gascogne, désert d’hommes et terre traîtresse où le sol se dérobe sous les pieds du pèlerin –, d’autre part, la recharge sacrale manifestement nécessaire, avec l’indication des lieux saints que le pèlerin doit visiter sur sa route et qui sont autant d’étapes de sa sacralisation en marche. Chronique de la passion des chemins, pareil document atteste de l’héroïcité vécue et à vivre de l’exploit pèlerin. Rien d’étonnant dès lors que, sur ces chemins de Saint-Jacques, ait flotté une atmosphère épique, reprise et transformée au gré de l’imaginaire social par les chansons de geste – ces dramatiques insignes, à la fois émerveillement et appel, justice aussi, à travers la geste des grands, des humbles qui, eux aussi, ont affronté ou affronteront l’immense et purifiante aventure. Rien d’étonnant non plus, dans la passion d’aujourd’hui, tenace et envoûtante, de retrouver les routes anciennes des grands pèlerinages, tout particulièrement celles de Compostelle: c’est, dans l’espace homogène, celui de notre temps, décompté au nombre de «bornes», la quête d’une trace d’une autre densité, cet effluve sacral que les siècles et les hommes ont, à longueur de chemin, exhalé et qui ne saurait disparaître.Caractères externes mais collectivement signifiants d’une «aura» sacrale dans l’espace pèlerin: plus lointain est le pèlerinage, plus accusée la tension ou la conscience sacrale, et plus signifiante est la trace. Dans la sortie du chez soi pour un ailleurs autre que vit le pèlerin, il y a éclatement de l’espace quotidien, de même qu’il y a rupture avec le temps de chaque jour. Pas de pèlerinage donc dans le cadre intra-paroissial ou intra-urbain, sauf si la ville possède des dimensions telles que sortir du quartier soit un dépaysement, ou si elle s’est développée elle-même autour d’un culte pèlerin. Le modèle le plus habituel des pèlerinages de villes se définit, en effet, par une sortie hors les murs ou à l’extérieur des boulevards de l’ancienne enceinte, pour visiter processionnellement un sanctuaire aux champs ou dans quelque faubourg – parcours réduits qui disent mieux que tout cette donnée anthropologique essentielle du pèlerinage d’être un franchissement contraignant d’espace.Quelles que soient les cultures concernées, le substrat et la matière même de l’acte pèlerin, c’est l’espace. Marche directe au but ou circuits comme ceux des pèlerins chinois ou japonais, étapes d’approche sacrale – celles du pèlerinage de la Ka‘ba à La Mecque étaient fixées dès avant l’islam –, ou même, le courage ou les moyens du pèlerinage lointain venant à manquer, une équivalence laborieusement établie par la visite de plusieurs sanctuaires proches, l’accomplissement enfin de pratiques de circumambulation correspondant en espace parcouru à celui qu’il aurait fallu affronter avec des difficultés tout autres, tout confirme, marchandages pieux y compris, l’inéluctable épreuve de l’espace pour qu’il y ait acte pèlerin. Cet effort ou cette épreuve, il faut les vivre à mains nues, corps et âme dénués. Se faire donc étranger et, par le combat sans apprêt avec l’espace pèlerin, se découvrir «autre» à soi-même et d’une puissance neuve, c’est la réalité même de l’extraordinaire du pèlerinage, où espace et temps, ces données organiques de la quotidienneté, se trouvent essentiellement transmués. Même si aujourd’hui l’automobile et l’avion réduisent presque totalement l’âpreté de ce combat créateur, la mémoire en demeure infuse, en quelque zone subliminaire, tant chez les hommes qu’au long des chemins empruntés. Aussi bien l’aura millénaire du pèlerinage, attachée à toute quête de l’ailleurs sacral, demeure-t-elle trop profondément imprégnante, à travers les cultures les plus diverses, pour qu’il n’y ait pas transfert naturel de l’affrontement de l’espace enfoui à la solennité exceptionnelle de l’événement. Le temps du pèlerinage est devenu aujourd’hui le signe le plus immédiat de sacralisation et il pérennise sur lui la marque «existentielle» de l’«extraordinaire».Cet «extraordinaire» est fort peu reconnu comme tel, trop occulté le plus souvent par des discours, des explications, des motivations plus ou moins conscientes, ou bien par des entraînements collectifs et des habitudes, sauf quand il est, comme dans l’islam, institué d’obligation, avec cette puissance insigne d’être comme la consécration sacrale de l’existence, puisqu’il est l’événement unique qu’on accomplit une seule fois dans la vie. Par là s’explique l’appel du départ dans des cultures religieuses de sociétés sédentaires, lorsque la mise en branle pèlerine demeure en son tréfonds la négation de l’ordre établi ou la mise en cause des insuffisances de celui-ci quant à la plénitude de la vie sacrale collective.Motivations pèlerinesMultiples, certes, et infiniment diverses, sont les raisons du départ pèlerin; sans trop appauvrir leur complexité, on peut, semble-t-il, les regrouper sous trois chefs. Élémentaire, mais constituant l’un des substrats les plus puissants de la pulsion pèlerine, apparaît d’abord le recours: de ces pèlerins de l’Égypte ancienne, qui marchaient vers les lieux où trouver certains dieux puissants, aux innombrables demandes de grâces qui animent dans nos sociétés la démarche pèlerine, à travers les millénaires, le parcours pèlerin, où l’on fait l’épreuve de sa propre puissance physique et spirituelle, est quête d’une «autre» puissance, celle de la santé, celle de la procréation, celle surtout de la longévité, qui peut être aussi la bonne mort et la promesse de la vie éternelle. Dans le recours à plus puissant que soi s’exprime la recherche, d’une intensité exceptionnelle, d’une plénitude de l’exister; la quête aussi d’une exigence d’autant plus entière qu’elle se fait humble, car il y a, au cœur de tout recours pèlerin, souvent à peine estompé, la certitude d’un pacte avec la puissance surnaturelle. Les éléments en sont simples et rudes: à pèlerinage accompli, sinon toujours vœux exaucés, du moins solides droits acquis, droits qui souvent se diront «mérites». La deuxième pulsion est plus généreusement cultuelle. Il s’agira tantôt d’honorer la face de Dieu, tantôt, avec le re’iyyah hébreu, d’«apparaître» devant Yahvé, tantôt, à La Mecque, de vénérer la maison de Dieu sur terre ou, comme on l’entend souvent dans le langage des simples, de «visiter» la Sainte Vierge, c’est-à-dire d’aller prier devant son image. Tous ces actes, quelle qu’en soit l’expression, disent l’hommage de la présence et un commerce direct, sinon de plain-pied, avec la toute-puissance divine que l’on est venu rencontrer. Le culte ici est offrande, attente, vénération, et la plus glorieuse des célébrations puisque l’on a fait tant d’efforts pour y atteindre: il y a, dans le pèlerinage, au cœur de la rencontre sacrale «extraordinaire», un acte-lige de foi offerte à la puissance surnaturelle, une oblation de la victoire sur soi-même, le retour de la puissance humaine à la source de toute-puissance et un hymne d’exaltation des prodiges de l’œuvre divin, ces magnalia Dei du Psalmiste. Le troisième ordre de motivations est celui de la mutation spirituelle. «Renouveau et réconciliation», ces finalités proposées par Paul VI aux pèlerins de l’année sainte 1975, expriment, en langage d’aujourd’hui, les deux aspects majeurs qui, plus ou moins consciemment, portent l’élan pèlerin: au resourcement s’ajoute l’ouverture à l’«autre», à cet étranger qui est en soi et sans lequel il n’y a pas communion ni avec le monde ni avec l’être. Rite de nouvelle naissance, tel est, en somme, le pèlerinage.2. Nature des «lieux sacrés»Cet affleurement anthropologique, on peut le retrouver et sensiblement l’élargir en considérant maintenant, les motivations dites, les complexes réalités qui constituent, au terme de la route, le lieu sacré ou saint. On peut, semble-t-il, sans schématisme abusif, discerner quatre grandes catégories permettant de classer, dans leur spécificité originelle, ces lieux où l’espace se transmue jusqu’à devenir puissance sacralisante. La distinction la plus immédiate s’établit entre les lieux sacrés consacrant un phénomène de la nature physique et ceux, au contraire, qu’illustre une histoire. Plus rares, mais plus révélatrices encore des enracinements profonds du fait pèlerin, sont les deux autres catégories de lieux sacrés: les uns ont un caractère eschatologique; les autres sont des lieux de règne ou de sources.Lieux sacrés cosmiquesLa première catégorie développe une large constance planétaire. Dans l’ancien Israël, les lieux pèlerins des patriarches retrouvent et égrènent les étapes naturelles de la transhumance nomade, avec les sources, les puits, les points d’eau nourriciers et les arbres protecteurs. On sait que le pèlerinage hindou grandit à partir du t 稜rtha , au franchissement d’une eau; confluences de rivières, embouchures de fleuves sont, par nature, lieux de sacralisation, telle Allahabad, le «Confluent par excellence», qui est la «demeure de Dieu». Bénarès et Hardwar – ce dernier lieu se situant là où les gorges libèrent la masse tumultueuse des eaux du Gange de l’écrasement himalayen – proclament la sacralisation du fleuve. Grottes, sources, rochers sacralisent l’espace pèlerin japonais, où culmine, à plus de trois mille mètres, la montagne sainte du Fujiyama. Pics et lacs de haute montagne représentent, aussi bien en Inde qu’au Tibet et en Chine, autant de lieux possibles d’élection sacrale, tel ce Wutaishan aux Cinq Montagnes, où défilaient en masse pèlerins tibétains et mongols. Cinq montagnes sacrées constituaient, dans l’ancienne Chine, le circuit des pèlerinages de l’empereur; et le pèlerinage chinois, la sémantique le confirme, se définit comme l’acte de gravir des montagnes. Dans le choix de la montagne pour l’épreuve pèlerine, l’Europe connaît aussi ses hauts lieux: ainsi, dans l’espace européen, l’Oropa piémontais, l’insigne Gargano dans les Pouilles, le Maria Waldrast autrichien, à mille six cents mètres d’altitude, le Prjibram, le plus fréquenté des pèlerinages tchèques, le Ziteil des Grisons, sanctuaire marial à plus de deux mille quatre cents mètres – le plus haut d’Europe, dit-on –, ou bien, en France, des sanctuaires de génie fort différent, le Mont Saint-Odile en Alsace, Notre-Dame de Vassivière en Haute-Auvergne ou, dans les Alpes, le Laus ou la Salette. Dans ce concert de nature interviennent aussi les îles, celle de Putu en Chine, surchargée de pagodes et de temples, la panhellénique Delos dans la Grèce ancienne ou l’actuelle Tinos, avec le culte estival de la Panagia Evangelistria . C’est dans une île aussi que, unissant la double vertu sacrale du lac qui la contient et de l’île elle-même, se trouve le célèbre «Purgatoire de saint Patrick», au cœur du culte pèlerin de l’Irlande. Quelques-uns des lieux sacrés les plus célèbres se situent dans des cadres de nature grandiose, là où justement la puissance du cosmique paraît accablante pour l’homme: Delphes, Montserrat en Catalogne ou le vertigineux cañon de Rocamadour en sont d’étonnants exemples. Innombrables enfin sont les lieux pèlerins du vieil Occident où l’on vénère une source ou une fontaine, comme si, au commencement toujours, l’eau avait signé le choix du lieu.Dans le déploiement de l’univers naturel, des lieux apparaissent ainsi, marqués le plus souvent d’un accident physique qui les impose, et reconnus par une élection cultuelle qui demeurera toujours mystérieuse. Ils sont, dans l’indifférencié de l’espace, des lieux d’«extraordinaire», où l’on va soit retrouver les eaux originelles, soit vivre sur de hauts lieux – à la fois possession sensible d’une immense étendue d’espace et puissance sublimante du souffle –, ou encore, dans les rites cosmiques où s’exalte la grandeur de la création face à la petitesse de l’homme, se recharger, tel un autre Antée, par la communion panique aux énergies primitives de l’univers et s’y imprégner sensuellement d’éternel.Lieux sacrés historiquesIl est une autre source de consécration sacrale: l’histoire. Le christianisme, qui est une consécration de l’histoire humaine par l’incarnation divine, l’impose d’abord à tous les lieux où s’est déroulée la geste temporelle de son fondateur. Très vite, ceux-ci seront les loca sancta : la terre en sera dite «sainte». Consacrés par les pas divins, ces lieux, surtout dans les temps du plein développement du pèlerinage aux Lieux Saints sur presque un millénaire d’histoire, susciteront l’accomplissement, par la quête souffrante des étapes de la passion du Christ, d’un mimétisme rédempteur, une reconnaissance sensible et donc une imprégnation en certitude de ce qu’enseignent les Saints Livres – la localisation de leurs récits leur donne puissance d’histoire –, une concupiscence démesurée, enfin, du plus grand nombre possible de charges sacrales: c’est transmuer l’historique en éternel. Toujours dans le champ chrétien, les apparitions de la Vierge, ce grand fait sacral de la période contemporaine, marquent de leur histoire un lieu précis, si précis que, lorsque les apparitions se succèdent, elles se manifestent toujours au même endroit. Cette fixation du lieu, toujours en une histoire, on la trouve déjà dans la floraison d’«inventions» miraculeuses de statues de la Vierge qu’ont connue les siècles modernes et où le trait le plus signifiant du légendaire demeure celui de ces Vierges têtues qui, à trois reprises chaque fois, regagnent nuitamment le lieu même où fut découverte leur image, alors que l’institution d’Église alertée les avait établies avec honneur dans l’église paroissiale proche. Pareils épisodes, si constamment repris par l’imaginaire populaire, éclairent bien la donnée anthropologique essentielle: le «lieu» est consacré, à un moment bien précis d’une histoire, par la volonté divine – autre transfiguration de la temporalité.Les données chrétiennes mettent en valeur, quant à l’élection du lieu pèlerin historique, au moins trois aspects essentiels: les lieux signés d’une présence ou d’une marque divine ou surnaturelle; ceux qui nourrissent une mémoire; ceux que sacralise un corps saint.Lieux du divin«La maison de Yahvé, ton Dieu» (Ex., XXIII, 19) ou «le lieu choisi par Yahvé, ton Dieu, pour y faire habiter son nom» (Deut., XVI, 2), telles sont, de la bouche du Dieu d’Israël lui-même, les consécrations des lieux où doivent se célébrer les trois grandes fêtes annuelles du pèlerinage à Jérusalem. La Ka‘ba mecquoise est, selon la tradition, bâtie sur l’emplacement où fut la maison de Dieu sur terre, ou encore «la main droite d’Allah sur la terre».Ces lieux sacrés de la présence divine, on les retrouve au temple de Vishnupada à Gaya – l’un des plus grands sanctuaires pèlerins de l’Inde, qui garde l’empreinte du pied de Vi ルユu –, ou dans la ville sainte du même Vi ルユu, Puri, dont le temple renferme, en son saint des saints, la statue du dieu, sculptée par lui-même. Au Japon, les 1 001 Buddhas de Sanjusangend 拏, répétitifs jusqu’à l’hallucination, ou le Buddha du temple T 拏daiji à Nara, le plus gigantesque du monde (52 pieds de haut), imposent, à travers une œuvre humaine historique, une éternité de la présence divine.Marquées de la présence surnaturelle aussi sont les innombrables images sacrales, essentiellement les images miraculeuses qui, justement parce qu’elles sont miraculeuses, témoignent de la puissance surnaturelle. Dans le monde anthropomorphique chrétien, surtout depuis la période moderne, il n’est guère de pèlerinage important sans culte d’une imago sacrale, aux vertus généreusement attestées.Autant d’exemples divers et convergents pour consacrer le lieu pèlerin d’une «insignité» surnaturelle, en faire dans la reconnaissance de tous un lieu choisi d’en haut pour la communication entre la toute-puissance divine et une humanité en ferveur de culte ou en mal d’elle-même.Qu’importe, dans la désignation de ces lieux, qu’il s’agisse d’un fait reconnu historique ou d’une imputation légendaire ou mythique, au regard de la foi pèlerine (cela vaut pour les différentes catégories de lieux pèlerins dits «historiques») le dit et le fait se confondent. Le légendaire, dès lors qu’il prend figure d’histoire, c’est-à-dire de récit, hors de toute fixation temporelle précise, se charge de la cohérence puissante du fait. Ainsi en va-t-il, histoire et légende emmêlées, des pèlerinages aux lieux de mémoire. Si le pèlerinage chrétien aux Lieux Saints représente l’une des formes les plus hautes du culte de mémoire, les pèlerinages de l’ancien Israël retrouvaient les étapes successives où résida le Tabernacle, avant qu’il ne gagne Jérusalem; et, dans la Jérusalem d’aujourd’hui, pleurer sur les ruines du Temple au mur des Lamentations, c’est vivre à la fois le retour et le resourcement. Les étapes du pèlerinage mecquois avant d’atteindre à la Ka’ba retrouvent, à des niveaux historiques ou légendaires différents, les pas du prophète, les vicissitudes d’Adam et d’Ève, les épreuves d’Abraham; le hadjdj , par ailleurs, se parfait à Médine, le lieu des sources mêmes de l’Islam au VIIe siècle. Quant au bouddhisme, il porte une vénération toute particulière aux quatre «places» qui marquent les étapes décisives de l’existence du Buddha – naissance, révélation, lieu de la première prédication et mort –, lieux sacrés de l’Inde où foisonnent aussi d’émouvants légendaires comme celui de la dispersion des membres du cadavre de l’épouse de Vi ルユu, épars en cinquante et un endroits, autant de lieux où un culte pèlerin revit la mémoire du drame et ressuscite la déesse. Le Taishan, la plus vénérable des montagnes sacrées de la Chine, retrouve dans l’immémorial des temps les racines les plus lointaines de la religion impériale. Si l’on revient à l’Occident enfin, des ensembles comme Sachseln, en Suisse alémanique, ou Sienne – où se déploient, dans l’un, les lieux de vie et de prière de Nicolas de Flue, le saint «national» de la Confédération helvétique, et, dans l’autre, autour de sa maison, les principales étapes de l’expérience religieuse de Catherine de Sienne – composent des lieux saints de mémoire. Des lieux d’une mémoire collective dont, à travers la diversité des religions et des cultures, les exigences apparaissent triples. Du point de vue le plus immédiatement concret, il s’agit bien de retrouver les traces historiques du fondateur de la religion ou celles, sensibles, imprégnantes, de la figure divine ou du saint que la mémoire collective a besoin de vénérer – certitude de nourriture cultuelle, en somme. En second lieu, au travers de l’historique ou du légendaire, cette mémoire cherche l’immémorial, car rien ne charge plus un lieu de sacralité physique que le consensus des siècles à y vivre un culte: considérable est le nombre des lieux sacrés où se superposent dans une continuité exemplaire religions et cultures. Que l’imaginaire collectif et individuel ait un besoin vital de mémoire, cela est attesté enfin par la pratique laïque du retour à certaines sources; qu’elles soient d’héroïcité comme la voie sacrée de Verdun-Douaumont ou tel autre lieu mémorable de bataille, de vénération spirituelle afin de retrouver les cadres de la vie temporelle d’un grand créateur du passé ou de recherche de soi aux lieux marquants de sa propre existence, le langage dans sa probité parle toujours de pèlerinage. Cette immersion dans la présence du passé est l’énergétique recréante du pèlerinage de mémoire.Corps saints et reliquesLe culte des corps saints compose l’une des catégories les plus nombreuses des lieux de pèlerinage. Historiques encore sont ceux-ci, comme le fut l’existence temporelle du corps vénéré, rayonnant désormais de puissance sacrale. Au centre du pèlerinage de Jérusalem et au cœur même de la certitude chrétienne se trouve le tombeau du Christ, ce tombeau dont il a été dit: «Et sepulcrum ejus erit gloriosum » – tombeau vide, mais qui, trois jours durant, a gardé le cadavre de Dieu fait homme, imputrescible, et, au soir de Pâques, ressuscité. Les tombeaux innombrables où, au travers de la planète, concourent les foules pèlerines conservent, historiquement ou légendairement toujours, des corps qui, eux, attendent la résurrection, mais qui, souvent après leur mort physique, à l’ouverture du cercueil ou du sépulcre, ont été retrouvés intacts, sans la moindre altération, comme vivants ou rayonnant une suave odeur, celle de la sainteté. Quels que soient d’ailleurs les signes, le culte pèlerin de l’Occident chrétien se nourrit de la ferveur des tombeaux. Après le tombeau glorieux de Jérusalem, les limina romains ne sont pas autre chose que les portes des tombeaux des apôtres fondateurs, Pierre et Paul. Et, à l’extrémité «finistérienne» de l’Occident, Compostelle, au ponant concurrente de Jérusalem, a drainé au long des siècles les foules pèlerines vers un autre culte apostolique, celui de Jacques le Majeur. Serviteurs et contemporains du Christ, ou personnages légendarisés comme tels, entraînent eux aussi autour de leur tombeau présumé le flux dévotieux. Ainsi l’extraordinaire et persévérante élaboration des sacralités de Rocamadour, qu’elles s’attachent à Amator ou à Zachée, transporte en cet abrupt surplomb quercinois les corps des familiers du Dieu-homme. Évangélisateurs d’une contrée (souvent évêques), religieux canonisés par la vox populi ou par leur ordre font se concentrer autour de leur tombeau, depuis plus d’un millénaire souvent, une piété inlassablement fidèle. Des tombeaux datant des différents siècles du Moyen Âge jalonnent de lieux pèlerins l’Occident chrétien, mais le culte des corps saints y a aussi sa modernité: à Fribourg, en Allemagne, dans l’église Saint-Michel, tombeau à l’italienne de saint Pierre Canisius, ou, tout proches en notre temps, les tombeaux de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de sainte Bernadette, respectivement à Lisieux et à Nevers. Autant et parfois plus que le monde chrétien, l’islam vénère, dans la poursuite de la baraka sacrale, santons et marabouts: le tombeau de nombre d’entre eux devient centre de pèlerinage. Bagdad, dite «Citadelle des saints», concentre toute une hiérarchie de tombeaux maraboutiques, et la tombe de Sidi ben Medine protège la Tlemcen coranique. Non loin d’elle, le monde juif, très attaché aussi au culte de tombes rabbiniques, vénère la sépulture d’un rabbi espagnol qui est, depuis cinq siècles, un inépuisable thaumaturge.Démultiplication du culte des corps saints: le culte des reliques. Celles-ci ne sont que des morceaux parfois infimes du corps saint, des restes, mais chargés, pour avoir appartenu à ce dernier, d’une part de sa puissance sacrale. Aussi, là où est la relique, un lieu sacral s’organise. Rien n’est plus saisissant que la frénésie du monde occidental, au Moyen Âge, à posséder des reliques venues d’Orient, depuis – reliques insignes – les morceaux de la Vraie Croix, la couronne d’épines, gloire de Saint Louis, ou les ceintures de la Vierge, si pieusement répandues, jusqu’aux trop nombreux morceaux de crâne du Baptiste et aux compétitions aussi acharnées que pies entre Vézelay et Saint-Maximin, pour la possession des reliques de la Madeleine, ou entre Saint-Denis en France et Ratisbonne pour la garde du corps du saint, quand il ne s’agit pas de savoir qui, de Milan ou de Cologne, garde le meilleur des restes des trois Rois mages.Les croisades successives, l’établissement latin à Constantinople vont fournir l’occasion d’un véritable commerce de reliques qui se prolongera au XVe et au XVIe siècle à Venise, avant que ne survienne une relève – significative d’ailleurs d’un transfert de sources sacrales en cours d’accomplissement –, avec la dispersion, sur initiative romaine, de morceaux d’ossements de saints catacombaires, à deux périodes bien nettes, le XVIIe et le XIXe siècle. Nombreux encore, jusque dans la période contemporaine, sont les évêques qui, ayant le privilège de posséder dans leur diocèse le corps d’un saint récemment canonisé, en concèdent quelque infime morceau aux lieux marqués par ce saint durant son existence terrestre ou à ceux dans lesquels sourd pour lui un culte particulièrement fervent. Cet immense trafic pieux fait qu’aujourd’hui encore, en Occident, il n’y a presque pas de pèlerinage, même mineur, sans reliques à vénérer. Dans leur châsse ou dans leur reliquaire, celles-ci, solennellement exposées le jour du pèlerinage, marquent à la fois le temps sacral de la célébration et la sacralité du sanctuaire qui en a la garde. Ainsi, la relique authentifie la motivation du pèlerinage: comme le corps saint en son entier, elle manifeste la présence personnelle. La liaison est si organique que la relique crée le pèlerinage ou le consacre. Comme le corps de sainte Anne, mère de la Vierge, est censé être conservé dans la cathédrale d’Apt, les pèlerinages à sainte Anne doivent posséder quelque parcelle en provenance d’Apt: cela vaut même pour Sainte-Anne de Beaupré, aux rives du Saint-Laurent québécois, centre d’un culte de «la mère de la mère» qui rayonne d’une manière saisissante sur toute l’Amérique du Nord, et auquel l’aval originel d’être, par l’œuvre de marins bretons, un transfert outre-Océan du jeune culte de Sainte-Anne d’Auray ne saurait suffire.Sans doute importait-il, afin de retrouver la racine sacrale du lieu pèlerin, de discerner, partout où il est possible, entre origines de nature et origines historiques. Mais, en fait, la réalité immédiate est plus simple. D’une façon très largement dominante, le lieu pèlerin se veut fait d’histoire: ainsi l’exigent l’imaginaire collectif, la ferveur pèlerine et, plus profondément, l’exorcisme de l’implacabilité du cosmique. Montagnes et lacs sacrés du Tibet ou de Chine se peuplent à foison de leurs divinités résidentes; le légendaire et le miraculeux fleurissent à consacrer les grands lieux pèlerins de Java; les quatre-vingt-huit sanctuaires qui enserrent l’île japonaise de Shikoku jalonnent le parcours légendaire du saint le plus insigne du bouddhisme japonais. Les anges, on le sait, ont déposé sur le Sinaï, site grandiose et désertique, le corps de la vierge alexandrine martyre, cette Catherine au tombeau de laquelle se succèdent ou s’unissent depuis le Moyen Âge les pèlerins de l’entière chrétienté, orthodoxe et catholique. Tant le Gargano que le mont Tombe (notre Mont Saint-Michel), les apparitions de l’archange Michel viennent les exorciser de tout chthonisme diabolique; et les très nombreux baptêmes qui, dans l’Occident chrétien, régularisent l’irrésistible fréquentation d’un lieu de culte païen justifient d’un ensorcelant légendaire cette conversion sans question. En témoignent, dans la montée du plateau d’Alésia, les vicissitudes «historiées» de la jeune vierge chrétienne qui a «vaincu César», consacrant, en un culte naguère fort répandu dans les pays bourguignons, la fontaine Sainte-Reine, lieu sacral largement antéchrétien. Autre répertoire où le légendaire historicisant recouvre glorieusement la nudité de la nature païenne: ces récits d’«inventions», quasi habituels dans le développement du culte marial populaire avec la Réforme catholique, qui découvrent des statues de la Vierge aux creux des arbres – «inventions» miraculeuses évidemment, où la Vierge fidèle tiendra, contre toute autorité ecclésiale, à demeurer dans son arbre, consacrant ainsi celui-ci d’une vertu tutélaire contre toutes les peurs ancestrales liées à la sylve originelle, et affirmant du même coup le règne de l’homme sur le règne végétal, là où l’arbre était l’un des supports cultuels privilégiés de l’imaginaire païen. Tout se passe comme si, dans sa reconnaissance de la réalité sacrale des lieux, l’imaginaire religieux avait un besoin impérieux de marquer de ses «histoires» les grands lieux naturels dont il ne saurait se déprendre, et pour lesquels il se sent contraint à découvrir un langage d’accès, non seulement afin de s’en rendre maître, mais surtout pour prendre de cette force mystérieuse que leur tellurisme dégage.Lieux d’accomplissement eschatologiqueEn réalité, le lieu sacré doit être lieu de plénitude. La nature et l’histoire en témoignent et, plus encore, l’habillement par le légendaire humain de la nudité de la nature. Mais la plénitude en est encore plus sûrement atteinte avec les grands lieux sacrés pèlerins qui sont marqués soit d’accomplissement eschatologique, soit d’une élection cosmique unique. Les premiers sont essentiellement lieux des pèlerinages sans retour, c’est-à-dire des pèlerinages de la marche à la terre d’immortalité. À certaines époques, les grands pèlerinages de la chrétienté (Jérusalem, Rome) ou de l’islam ont été des pèlerinages sans retour, l’accomplissement entier devant être de trouver, au terme d’un chemin chargé de tant d’épreuves, le repos éternel et l’attente du salut à venir – pratique dont fait largement état, pour le XIe siècle, Raoul le Glabre et qui a pu être plus importante que ne permettent de le saisir textes et documents. Il s’agit bien, en effet, d’une réalité anthropologique essentielle consistant dans la quête de la terre d’immortalité, cette terre où, dans les religions sotériologiques, l’on doit ressusciter dans l’accès promis à la vie éternelle. Ainsi se comprend l’éminente élection de Jérusalem, qui, selon Matthieu (XXIV, 30), est annoncée comme lieu du second avènement: là s’accomplira la rencontre parousiaque et justicière et, avec la fin des temps, la sortie de l’histoire. Les hommes de la première croisade ont, pour une grande part, dans leur pulsion panique insensée, vécu, au long de l’interminable route, l’imminence enfin salvatrice de cet événement: ils ont marché à la rencontre du Christ, pour être présents à son retour, certains de maîtriser ainsi leur éternité. Aussi bien, l’imminence dût-elle être reportée, être enterré en Terre sainte, sainte entre toutes les terres, c’est s’assurer la présence au jour du retour du Christ et, dans le triomphe du Christ glorieux, par son jugement, être aussi marqué de gloire. Bien d’autres terres, sans atteindre à la précellence de la Jérusalem chrétienne, ont été ou demeurent des lieux privilégiés d’immortalité: ainsi, pour la seule France, les Alyscamps d’Arles, le mont Sainte-Odile et peut-être Rocamadour ont connu l’élection sacrale de la certitude d’éternité. L’islam garde aussi ses lieux d’ensevelissement privilégiés: dans le monde chiite, Kerbela, qui conserve le corps du petit-fils du Prophète, était considérée comme une entrée du paradis; s’y faire enterrer était assurance d’immortalité. La ville sainte de Kairouan, en Tunisie, a longtemps réuni dans une même attente paradisiaque des cadavres de fidèles venant de tout le Maghreb et de la Tripolitaine voisine. Comme dans l’Abydos de l’Égypte ancienne, certains grands lieux sacrés de l’Inde sont particulièrement marqués par le culte des morts. L’inhumation ici se fait immersion dans le fleuve sacré des cendres des défunts, qui sont soit apportées par les pèlerins, soit confiées à la poste. Tant à Allahabad qu’à Bénarès, des pèlerins se laissent emporter par les eaux en une offrande suicidaire, qui correspond pour eux à une communion mystique avec l’élément divin; et mourir à Puri, c’est la certitude du paradis. L’accomplissement pèlerin prend ici toute sa grandeur sotériologique, et les lieux où traditions et légendes conduisent pour le réaliser deviennent, dans la conscience collective, des portes d’au-delà. Lieux saints par excellence, puisqu’ils sont ceux du triomphe sur la mort et que l’on y peut, presque de plain-pied, entrer dans l’éternité bienheureuse. On les retrouve naturellement dans les attentes messianiques, habituelles au monde des sectes ou de ces petits groupes illuminés partant, un beau jour, au temps qui leur a été prophétiquement annoncé, vers leur Jérusalem terrestre pour y trouver l’accès sauveur à la Jérusalem céleste, qui, quels qu’en soient les imaginaires, demeure, dans la totalité du monde chrétien, le lieu ultime de toute eschatologie. Pareilles pulsions migrantes prennent ainsi une «insignité» presque sauvage: elles découvrent, dans leur marche en avant aussi irrationnelle qu’irrésistible, dans cet élan insensé dont la croisade demeure le plus haut exemple, que le pèlerinage sans retour est un mouvement panique vers la gloire dans une certitude de la fin des temps, que le lieu sacré qui en est le terme est lieu de l’accomplissement eschatologique, que ce lieu est donc consacré par l’imaginaire collectif – dans la mise en place d’une scénographie de la fin des temps – comme le théâtre grandiose et unique où l’humanité doit se délivrer de son histoire et entrer triomphalement dans son immortalité, que pareil lieu, enfin, est celui du plus puissant pèlerinage, celui qui donne l’éternité.Lieux de «sources»La dernière catégorie de lieux sacrés pèlerins atteint une autre et plus haute précellence. Elle regroupe le nombre infime de lieux insignes qui sont consacrés dans leur élection cosmique, sous quelque forme que ce soit, de la puissance du règne. Marqués plus ou moins, eux aussi, par l’espérance eschatologique, ils se situent, mythiquement et souverainement, au centre du monde, car au centre est le trône de Dieu, le lieu du règne, la source de la puissance, celle de l’exister temporel, celle de l’au-delà, celle de la foi qui unit l’un et l’autre, le lieu symbolique enfin où s’accomplit l’unité totale. En fait, il s’agit surtout de villes saintes. C’est le cas de Jérusalem encore, où s’est centralisé le culte pèlerin de l’ancien Israël et qui doit être le lieu du second retour du Christ. Toute une tradition enseigne que, dans la scénographie de l’avènement, ce retour ne se produira qu’après la réunion autour de la Ville sainte de toutes les nations de la terre, car c’est en l’omphalos mundi (nombril du monde) que doit s’accomplir la fin des temps. Imaginaire biologique grandiose, qui réunit au même lieu la création et le règne, en même temps qu’il situe au centre de l’univers et de la vie la rencontre parousiaque et justicière. Centre du monde aussi, La Mecque qui dès avant l’islam était déjà Umm al-Qurà , la mère des villes, la métropole du monde. De nombreux légendaires accrochés à la Ka‘ba prêtent à cette cité la vertu d’une matière originelle, antérieure même à la séparation des cieux et des terres, et la situent, entourée d’une ronde d’anges, immédiatement au-dessous du trône céleste, à l’origine des choses donc, ou au centre du règne, ce centre que l’immense foule des fidèles de l’islam consacre chaque jour de sa prière, le corps prosterné vers La Mecque. Pour elle, d’ailleurs, la Ka‘ba est construite sur l’emplacement de la maison de Dieu et son nom, la tradition mystique l’interprète comme signifiant le «cœur»: toutes ces notations concourent puissamment à faire retrouver en un lieu éminemment sacral la cosmogonie originelle, le «lieu» de Dieu, la source vitale et le lieu sacré où l’islam se rassemble tout entier uni dans sa foi monothéiste. Où Dieu demeure, là est le centre du monde. Ainsi, par une extension naturelle, l’Allahabad de l’Inde, qui est tout à la fois le «confluent par excellence» et la «demeure de Dieu», est proclamée, jusque dans l’islam, la «reine des cités saintes». Quant à la Lhassa tibétaine, capitale du bouddhisme de Grand Véhicule, sa place est au centre réel du monde. Ces lieux du règne sont au sommet de la hiérarchie sacrale des lieux sacrés: ils demeurent, certes, des lieux éminents du «passage» ou de la scénographie eschatologique, mais en eux s’exprime la plénitude d’un ordre en place où l’entière condition humaine reconnaît l’image de son unité dans la communion manifestée de la présence divine.3. La «rencontre» sacraleAinsi, réalités cosmiques, geste mythique ou factuelle, imaginaires eschatologiques et tropismes collectifs de l’unité et du règne consacrent cet «extraordinaire» de l’espace qu’est le lieu sacré. À l’arrière-plan, les motivations pèlerines, ces forces diversement sacralisantes, interviennent plus ou moins consciemment. Si on les distingue ici pour les rendre manifestes, dans la réalité elles s’emmêlent et parfois se confondent jusqu’à se banaliser ou disparaître. Mais, sans elles, l’acte pèlerin demeurerait divagation ou folie; et l’existence même du lieu sacré serait une énigme, alors que, terme du chemin pèlerin, le lieu sacré donne tout son sens à l’aventure de l’«ailleurs». Cet ailleurs se fait ici lieu de la présence sacrale. Trois éléments essentiels concentrent en lui les forces de sacralisation. L’un est une donnée mythique fondamentale, constante à travers la diversité des cultures, de l’univers pèlerin: le lieu sacré appartient au dieu, à la présence surnaturelle, au saint qui est l’objet du culte. Si le parcours pèlerin est marche à la rencontre du Dieu présent, le lieu d’espace et de terre où celui-ci attend les masses pèlerines est son domaine propre. Cette appropriation mythique, l’Antiquité païenne et le Moyen Âge l’ont vécue comme étant l’ordre même du monde: le «jacquaire», Dante le définissait tout naturellement comme un «pèlerin, qui allait vers la maison de Mgr Saint-Jacques». Sanctuaires et temples sont habités des puissances surnaturelles auxquelles ils sont consacrés. Tout au long de sa marche dans la ville où repose l’Im m vénéré, le pèlerin chiite scande ses pas de cette certitude: «Ô Seigneur, ce sanctuaire est le tien ! Cette demeure est la tienne.» Et qui se tromperait à reconnaître aujourd’hui, derrière l’appellation civile de «domaine de la Grotte» à Lourdes, le bien de la Vierge immaculée?Le «locus» sacral: ses composantesSur l’exemple de Lourdes apparaît d’ailleurs remarquable l’élément essentiel de la puissance sacrale du lieu sacré. Le domaine de la Grotte ne prend sa qualité d’espace «autre» que par la Grotte, cet accident chthonique où l’apparition mariale a marqué de sa présence la terre d’alentour et comme pris possession d’elle. La Grotte est le point d’espace où demeure la présence; lieu de la présence, elle consacre l’espace sacré environnant, et c’est à elle, dans la droite ligne de leur chemin, qu’aboutissent pèlerin et pèlerinage.Ainsi se définit, dans l’espace sacré, le locus sacral: lieu signé d’une manifestation surnaturelle, historique ou légendaire, d’une «invention» d’un objet ou d’une image sacrale, d’un épisode miraculeux ou d’un accident physique sacralisé – marqué d’un ou plusieurs tombeaux où reposent des corps saints, voire de châsses ou reliquaires –, ou bien, comme dans les grands lieux de pèlerinage de l’Inde consacrés au culte des morts, lieu où les ancêtres attendent la venue de leurs enfants pour les délivrer de l’enfer, il est le centre du culte pèlerin. Il n’est pas nécessairement au centre physique de l’espace sacré, mais le pèlerin ne s’y trompe pas: d’emblée, il marche vers lui; et souvent, dans la vénération d’un corps saint, si le tombeau se trouve dans une chapelle latérale, l’ensemble du sanctuaire le retient peu. L’accomplissement pèlerin se réalise au locus sacral. Encore faut-il que quelque chose en lui fixe la concentration de la psyché pèlerine. C’est chose aisée avec un tombeau ou des reliques, mais qu’en est-il avec un locus fait de surnaturel, de légendaire ou de nature brute? Ici intervient l’imago , une représentation de l’objet sacral ou de la figure sacrale. Que celle-ci soit indispensable pour fixer, nourrir, concentrer l’élan pèlerin, l’exemple de Lourdes encore en témoigne; dans la Grotte des apparitions, la statue s’est très vite imposée, nécessaire et comme naturelle; sans elle, devant les anfractuosités de la grotte que les yeux ouverts de la foule découvraient vides, la prière eût été rapidement insupportable, ou réservée seulement, comme un privilège, à des natures d’élite, capables de l’imaginaire de l’invisible. Aussi, dans nombre de cultures, et tout particulièrement dans le monde chrétien où le commerce sacral est naturellement anthropomorphe, l’image est le support coutumier du pèlerinage. Bétyle, statue ou tableau, elle fixe sur elle la charge sacrale en même temps qu’elle concentre le recours orant. Dans l’imagier du monde chrétien, au niveau de la religion populaire, celle de la masse pèlerine, sa conformité éventuelle à une figure historique ne pose pas de problème: un simple codage permet l’identification conventionnelle et les invraisemblances de fait pèsent peu; si, par exemple, le saint vénéré, le sachant moine, le costumer en évêque ou en soldat romain ne gêne guère. La réalité essentielle de l’imago anthropomorphe devient alors son nom: par lui se fait, quel que soit l’habit, la communication. L’image est ici extraversion introvertissante et voie d’«impossession» de la puissance sacrale. Qu’il s’agisse de l’image géante habituelle au monde bouddhique ou de ces «saint Christophe», passeurs d’âmes, que l’on retrouve encore dans des fresques ou statues monumentales en quelques anciens lieux monastiques d’Europe occidentale, ou encore de l’image hiératique, à consonance idolâtrique, qui fixe la ferveur étonnée des foules, souvent «idole» stylite – ce qui imprègne la verticalité de son culte –, tout à la fois consacrante et purificatrice de cette apparence phallique. De manière significative, si, dans les grands pèlerinages, l’image sacrale, le plus souvent mariale dans le monde chrétien, prend dans le sanctuaire de vénération la place centrale au-dessus du lieu cultuel, il n’en va pas de même des innombrables images miraculeuses qui suscitent les ardeurs et les fidélités pèlerines: on les trouve soit sur un autel latéral, soit même contre un pilier, ou dans la cohorte pie de ces «saints de la porte», dont les images jouxtent l’une ou l’autre entrée de l’édifice sacré, et qui sont auxiliateurs et thérapeutes des travaux et des jours de l’existence quotidienne. Cette discrimination est très évidente dans l’Occident chrétien et enseigne que le locus sacral ne s’inscrit pas nécessairement dans un ordre cultuel d’Église ou d’institution quel qu’il soit, mais qu’il a ses racines propres, là où il a été fixé dans l’espace selon des voies extraordinaires: le culte qui va lui donner vie est seulement conséquence.Le troisième élément de la puissance d’imprégnation sacrale du locus apparaît dans la constitution et la composition historico-scénographique – œuvre humaine ou ecclésiale – d’un espace sacral alentour. Il n’est guère, en effet, de lieu sacré, si humble soit-il, qui n’ait son élaboration sacralisante, fût-ce pour la plus perdue des fontaines de dévotion, avec au moins un bâti l’environnant, des degrés d’accès, une niche gardienne de la statue de la puissance protectrice et, ce qui tout autant compte, le sentier parfois secret pour y atteindre. Petits et moyens pèlerinages présentent le plus souvent un ensemble qui réunit autour du sanctuaire ou de la chapelle, outre l’abri du pèlerin, un chemin de croix d’accès, un calvaire sur une élévation proche, parfois artificiellement construite, un ou plusieurs autels de plein air pour la célébration du culte, dans une immersion sensible au sein de la nature environnante: composition lentement enracinante, au travers d’actes cultuels successifs, dans l’aura sacrale du lieu. Occuper, fatiguer, imprégner, tels sont les impératifs de la composition du lieu sacré pour la délivrance du pèlerin. On les retrouve pleinement mis en œuvre dans les grands lieux de pèlerinage, souvent cernés d’une enceinte, regroupant églises, chapelles, tombeaux, soit superposés par plans successifs comme à Rocamadour, soit ceinturant d’une multiplicité de sanctuaires – qui tous doivent être visités – le territoire de l’espace sacré; dans cet espace se déploient des escaliers monumentaux, parfois pénitentiaires, et évoluent les foules tourbillonnantes et la vertigineuse succession des célébrations cultuelles, développant une ubiquité pèlerine, le tout inscrit, quelle que soit l’abondance monumentale, dans un cadre ou un ordre de nature, indispensable à l’authenticité du lieu pèlerin – ce que le génie du Bernin a si prodigieusement exprimé à Saint-Pierre de Rome, en enserrant de sa colonnade les splendeurs du ciel romain et le décor végétal des frondaisons du Janicule. Beaucoup plus encore que l’Occident, les religions extrême-orientales ont besoin de réunir en leurs lieux sacrés le plus grand nombre possible de sanctuaires, consacrés aux divinités les plus diverses. Et, pour que le lieu saint prenne toute sa puissance sacrale, si l’indispensable eau purificatrice manque, tel grand pèlerinage hindou se pourvoit d’un vaste bassin artificiel qui sera un autre Gange. Autant de traits convergents qui, dans l’exploration ardente de l’espace sacré autour du locus sacral, organisent avec une sûreté psychosomatique une thérapie de la sacralisation. Pareille composition d’espace, plus ou moins élaborée, parfait, dans la concentration émotivo-sacrale du lieu, l’épreuve même de la route: au terme de celle-ci, en effet, doit encore se poursuivre le corps à corps avec l’espace, en un dernier parcours cette fois; mais visites de sanctuaires, que processions et rites de circumambulation enrichissent à merci, quand ce n’est pas, comme en Inde, la délivrance par des lustrations successives. La sacralisation déjà acquise le long du chemin va maintenant s’épanouir et s’approfondir en une pénétrante et vivifiante imprégnation de la présence sacrale. Le corps recru et las, tombent les bandelettes du vieil homme: l’ailleurs se fait alors révélation de l’Autre. Exemplaire en ce sens est le rituel du hadjdj dans l’espace sacré de La Mecque, fixé avec une rigueur extrême dans le cadre des collines qui entourent la ville sainte, à partir de ‘Arafa, lieu de rassemblement des groupes pèlerins avant le franchissement du territoire sacré, avec ses points d’étapes diurnes et nocturnes, jalonnant la voie sacrée et ses déambulations rituelles autour de la Ka’ba. Par cette véritable prise de possession physique des lieux de mémoire qui ponctuent l’espace sacré s’accomplit, exercice après exercice, la sacralisation du hadjdj , ce pèlerin de La Mecque, qui n’a cessé, tout au long de ses épreuves, de porter l’ihram , le vêtement rituel. En Occident, quelque chose d’une exploration analogue de l’espace sacré s’est cherché avec le pèlerinage romain aux sept églises, qui fut, durant quatre siècles, de règle pour la pratique pénitentielle des jubilés romains et qui est, lui aussi, marqué du chiffre 7 comme les parcours de La Mecque: il en est resté, pour le jubilé de 1975, la visite aux seules quatre basiliques majeures, qui constitue, après tout, une plongée aux lieux des sources sacrales romaines, l’imprégnation d’un ensemble sacral diffus aux profondeurs d’une ville qui demeure seulement éternelle.À partir de l’analyse qui précède quant à l’origine des lieux sacrés, quant aux finalités qui font converger vers eux les foules pèlerines, ou quant à l’existence, au terme de la route, d’un locus sacral, marqué le plus souvent par une imago de semblance humaine, il semble aisé de reconnaître la prodigieuse convergence de formes «extraordinaires» qui font le lieu sacré pèlerin, lieu éminent d’unité entre nature et surnature, entre humain et divin. Quelles que soient les conditions de sa constitution, dans une ambivalence d’une puissance rare, il est à la fois reçu par les foules pèlerines et enrichi, voire, par certains côtés, créé par elles. En lui, de façon sensible et parfois abrupte, transcendance et immanence communient dans cette manifestation de la présence surnaturelle ou sacrale à la rencontre de laquelle le pèlerin est venu, quelquefois même de l’autre bout de la terre.Les rites de la rencontreAinsi la geste pèlerine s’accomplit-elle dans l’expérience de la rencontre, celle-ci étant vécue, peut-être atteinte, dans l’observation d’un rituel. Avant de dénombrer les formes de celui-ci, deux constatations s’imposent.Le temps sacralL’une est que, dans la grande tradition pèlerine, le pèlerinage ne se situe pas n’importe quand dans le temps: la plénitude du pèlerinage se vit dans un espace sacral en un temps sacral. L’uniformisation grandissante de la vie actuelle, selon les ritournelles de calendriers civils, occulte cette réalité majeure du pèlerinage qui fait qu’il doit maîtriser, dans sa quête sacrale, ces deux catégories essentielles de l’exister humain. La liturgie ou la tradition imposent le jour du pèlerinage: ainsi en est-il, dans le monde chrétien, des grandes fêtes de la Vierge ou, pratique du plus ancien fonds pèlerin saisissable dans la chrétienté occidentale, des lendemains de Pâques et de Pentecôte, la fête se prolongeant quelquefois durant plusieurs jours. Le Grand Pèlerinage mecquois se fait dans une semaine précise du douzième mois de l’année lunaire, le onzième et le douzième mois étant les temps sacrés par excellence; quant au Petit Pèlerinage, le septième mois lui est réservé. Sourcilleuse entre toutes est l’Inde bouddhiste quant aux dates favorables pour l’accomplissement pèlerin: elle privilégie non seulement tel mois, mais aussi les heures, surtout le jour de la pleine lune, le seul jour où, sur deux mois de l’année, les pèlerins jaïns déferlent en leurs sanctuaires, le reste du temps délaissés. Le cycle astral commande ici le flux pèlerin: les intensités bénéfiques du lieu sacré sont en correspondance avec l’ordre cosmique. Le temps sacral devient alors temps de l’unité vécue. Autre façon de sacraliser le temps pour l’accomplissement pèlerin: la fixation cyclique de la date du pèlerinage. Tous les douze ans, à Hardwar, au sortir des gorges du Gange, le 10 avril, jour sacré entre tous, des millions de pèlerins se pressent pour le bain sacré. Le même cycle duodécimal commande le retour de plusieurs grands pèlerinages tibétains. Rythmiques aussi sont les années jubilaires, qui se déroulent tous les vingt-cinq ans à Rome depuis le XVe siècle, et qui sont septennales à Saint-Jacques de Compostelle: l’abondance indulgentiaire qu’elles apportent traduit un temps d’exception dans les relations entre le Dieu miséricordieux et l’humanité pécheresse. Ce retour rythmique de temps d’élection donne à ceux-ci une force sans pareille. Des grandes panathénées quinquennales aux grandes troménies bretonnes, qui ont lieu tous les six ans, des célébrations septennales de la Saint-Jean-Baptiste à Chaumont-en-Bassigny aux ostensions en Limousin ou à Huy au pays de Liège, le besoin est patent d’une attente, d’une concentration imaginaire et émotive sur un moment de temps où autre chose doit se produire, qui sera délivrance, éclatement, découverte de l’Autre. On retrouve cela, d’ailleurs plus amorti mais non moins significatif, jusque dans la pratique, aux confins de l’habituel, du pèlerinage annuel: il ne s’agit nullement de routine, mais du besoin d’un jour consacré à l’«ailleurs», d’un jour solennel où s’opère l’imprégnation grandissante, dans la continuité des ans, d’une présence surnaturelle. Ainsi, à quelque niveau qu’on le prenne, le temps pèlerin est chargé de plénitude sacrale. C’est qu’il célèbre – surtout dans le grand pèlerinage – une fête unique, celle qui consacre une vie. Plus communément, il s’agit de la fête religieuse exceptionnelle, de celle qui, se situant hors des cadres de l’espace et du temps liturgiques habituels, exalte les puissances énergétiques de l’homme pèlerin dans la conscience joyeuse d’une réalité plus vitale et de la double certitude d’un lieu de source sacrale et d’une garde surnaturelle ou divine.Que le temps sacral du pèlerinage soit organiquement différent du temps liturgique conduit à l’autre constatation concernant le rituel du pèlerinage: la non-dépendance de celui-ci vis-à-vis des liturgies ecclésiales. Le pèlerinage, s’il est partout plus ou moins encadré ou récupéré par les Églises ou les clergés, a sa démarche religieuse propre. Dans l’expérience du pèlerinage au sein de l’Occident chrétien en particulier, l’Église-institution, qui depuis de nombreux siècles s’efforce de contrôler la pulsion pérégrine, impose au pèlerinage et sa liturgie propre et ses exigences ou habitudes de pratique sacramentaire. Il n’y a guère de pèlerinages sans célébration eucharistique, sans confessions ni communion, c’est-à-dire sans les actes habituels de la pratique religieuse, qui sont donc normalement transférés dans l’évasion pèlerine. En fait, la vie sacramentelle recouvre – et trop souvent estompe – le caractère spécifique du pèlerinage. Le rituel et les pratiques du pèlerinage, telles que les fait percevoir un survol des différentes cultures religieuses, témoignent, au contraire, de l’organicité propre du fait pèlerin. Celle-ci s’analyse en des gestuaires et en des rites de participation, en une dramatique de rencontre et en des liens avec le lieu sacré.Les gestuaires collectives et individuellesAu regard des gestuaires se distinguent particulièrement les gestuaires de l’espace et les attitudes corporelles dans le locus sacral. Dans l’exploration à plein souffle de l’espace sacré apparaît d’abord, prolongement naturel de la route, la gestuaire de l’approche. L’exemple le plus parfait en est la pradak ごin indienne, qui est particulièrement pratiquée au Tibet et qui consiste à faire le tour du lieu sacré, suivant un chemin rituel, en se prosternant à chaque pas, le corps étalé contre terre. Sous des formes moins sévères, la circumambulation est l’une des constantes du rituel pèlerin, soit qu’elle ceinture, dans l’agglomération qui entoure le sanctuaire, un espace sacral éphémère ou ressuscité, soit qu’elle enserre le sanctuaire où se trouve la statue dite miraculeuse, ou encore qu’elle consiste à tourner autour du locus sacral – tombeau ou image. Son sens giratoire est tout à la fois solaire et d’honneur: on se déplace de la gauche vers la droite, en signe de vénération, pour garder constamment à sa droite l’objet ou le lieu sacral. Sa rythmique est celle des trois nombres impairs «magiques» – trois, sept, neuf – combinés selon l’intensité de la ferveur conjuratoire, de manière à enfermer la présence sacrale, comme pour prendre des droits sur elle et pour rendre plus sûre la rencontre. Cette prise de possession du locus , à la fois humble et certaine, l’Inde la résout par un seul geste, le bain. Le rituel commun du pèlerinage chiite au tombeau de l’im m compose, lui, l’attitude corporelle: démarche lente, à pas courts, corps replié, comme concentré sur soi – tête basse – et, pour parfaire l’hommage, discrètement parfumé. Toutes ces gestuaires de l’approche, dans une démarche plus totale, se ponctuent de prières ou d’invocations qui, soit appartiennent à la liturgie traditionnelle, soit sont prescrites comme devant être récitées dans des endroits déterminés, ou encore consistent en des oraisons jaculatoires plus ou moins spontanées. Ce qui s’impose, dans l’acte pèlerin, c’est la prière marchée, comme consécration de la victoire sur l’espace, continuation de la mise en condition physique, en même temps que stabilisation équilibrante. C’est aussi, jusque dans la fatigue, un acte de puissance. Le pèlerinage est une prière debout; ce que confirme l’autre gestuaire de l’espace, la procession. Celle-ci étant imploration, donc préparation émotive et dramatisante à la rencontre, ce qui est demandé en marchant risque de sourdre mieux des profondeurs vitales. Que l’on rapproche les deux processions quotidiennes, quasi rituelles, de Lourdes – la procession du Saint-Sacrement, l’après-midi, et la procession aux flambeaux, la nuit tombée – des robustes parcours, à travers la campagne, des ostensions septennales limousines, des troménies bretonnes ou des antiques panégyries ou théories de l’Égypte ancienne et de la Grèce, l’acte essentiel demeure le même: une conjuration orante, invoquante et chantante dans un lent et rythmique cheminement collectif, qui modèle, jusque dans la fatigue des corps, le sens sacral de la rencontre.Incantatoire est, lui aussi, le parcours processionnel, parce que le plus souvent il dessine une circumambulation qui, de manière saisissante, envoûtante, cerne un espace sacral où doit s’établir la découverte de la présence surnaturelle ou la rencontre. Cet espace est évidemment légendarisé, tel celui de la grande troménie bretonne de Locronan, dont le parcours de douze kilomètres est calqué, à quelques ajustements près, sur le trajet pénitentiel que saint Ronan, patron du lieu, faisait une fois par semaine à jeun. Mettre ses pas dans les pas du saint, c’est entrer déjà dans la rencontre ou, du moins, être marqué pour elle. La procession se fait ainsi libération de mémoire vive, déjà culte. Ainsi le pèlerin, tout en priant, ne cesse pas de marcher, comme si rien ne libérait plus l’authentique profondeur purificatrice du pèlerinage que, sous quelque forme qu’elle s’exprime, cette façon de prendre l’espace sacré dans une conjuration pédestre. Mais, quand on est arrivé au lieu sacré, tout devient alors attitude, comportement, pour que se manifeste la présence. Les rituels chiites sont, là-dessus, d’une précision exemplaire, prenant le pèlerin par la main au lieu même du tombeau de l’im m. Tout le mécanisme de la rencontre s’y trouve parfaitement dégagé: devant la pierre tombale, le pèlerin doit en effet s’arrêter et demander humblement la permission d’approcher; dans une concentration de son être entier, il réalise la grandeur, la sainteté, la puissance du saint qui est là, devant lui, dans sa tombe; ainsi s’engage un commerce de vivants entre le saint et lui-même. Tout tendu vers la présence, il l’incarne en soi, en même temps qu’il en confirme, dans cette masse de pierre, la vie. Devant le tombeau du Prophète à Médine, le pèlerin atteste, en un acte de foi créatrice – témoignage pour lui et caution d’une histoire –, la vertu prophétique du fondateur de l’islam. De telles attitudes sont plus enfouies dans nos religions occidentales, mais la récitation des Pater et des Ave des rosaires, geste immédiat de l’approche, est une autre forme de reconnaissance de la présence sacrale et le lien premier par quoi s’entreprend l’échange entre le pèlerin – qui, chargé de toute la vertu de sa route, suscite la présence, fût-ce seulement en l’invoquant de son nom – et cette réalité surnaturelle ou sacrale qui, par un pacte implicite, recevant l’hommage et cette confirmation de son existence sacrale, doit à son tour donner au pèlerin ce renouveau ou ce surplus de vie qu’il attend. Et cela d’autant plus que la requête pèlerine est humble: que ce soit à l’entrée du sanctuaire où repose l’im m ou au franchissement de la porte jubilaire à Rome et à Saint-Jacques de Compostelle, le pèlerin, au seuil du lieu sacral, baise pieusement le sol, le trumeau ou l’un des piédroits de la porte, voire, comme à Saint-Pierre de Rome, l’une des scènes des vantaux de la porte sainte.Les rites de participationLe baisement d’entrée introduit tout naturellement aux rites de participation. Quatre catégories d’actes expriment le plus fréquemment cette réalité subtile. L’un, quasi instinctif, est l’attouchement de l’objet sacral. Aussi n’y a-t-il presque pas de pèlerinage sans attouchement physique. Toucher de la main ou avec un chapelet ou baiser le rocher de l’apparition, poser ses lèvres sur le reliquaire, frotter délicatement le tombeau, frôler du bout des doigts le socle sur lequel repose l’image, ou encore pratiquer l’abrazo comme à Saint-Jacques de Compostelle, demander à un clergeon de mettre en contact avec la statue du saint des rubans dont on gardera une partie précieusement sur soi – autant de gestes, parmi les plus répandus, qui marquent la rencontre, ce moment du moins où le pèlerin reçoit sa charge sacrale, promesse et puissance de la mutation. Les dévots et les pèlerins de l’Égypte ancienne du Nouvel Empire, interdits d’entrée dans le temple d’Amon à Karnak, s’assouvissaient déjà à toucher l’un ou l’autre des colosses royaux flanquant les portes qu’ils ne pouvaient franchir. Sur la rustique statue de saint Marcou, thérapeute traditionnel des écrouelles, dans telle église de village du Perche, le geste, aujourd’hui, est le même, rapide, comme furtif: la main ne doit pas s’imposer, mais seulement recevoir et se faire aussi légère qu’est subtil l’influx qu’elle attend. Ce contact sacral, c’est le langage silencieux et instant du monde innombrable des cultes thérapiques, cultes pèlerins entre tous. Jusqu’à cette pratique audacieuse qui, pour le malade pris par sa souffrance et exigeant sa guérison, consiste à saisir, comme en vertu d’un droit, la statue, en général de petites dimensions, du saint proclamé thérapeute pour en frotter le membre atteint; ou jusqu’à cette acrobatie coutumière aux cultes populaires qu’est le passage sous la châsse ou la statue, portée en procession, cet exercice exigeant, en même temps qu’on passe rapidement et en souplesse, l’attouchement par l’une ou l’autre main – plus exactement, comme il est souvent précisé, l’une et non l’autre. Qu’il soit attouchement insistant ou furtif, baiser avide plusieurs fois répété ou, complétant un geste discret, prise de possession de l’image par un regard appuyé, ce premier acte de participation tient du rapt. Il s’agit bien, en effet, de prendre à la présence ou à l’objet sacral quelque chose de leur puissance mystérieuse, de cette puissance qui, en l’acte pèlerin, renouvelle et transforme.Plus intime, pourrait-on dire, donc peut-être plus puissante, est la deuxième forme de participation, qui est d’immersion ou d’imprégnation, l’une et l’autre physiques. La pratique de l’immersion était quasi générale dans les pèlerinages thérapiques: même les plus humbles possédaient leur piscine à degrés. L’exemple le plus proche demeure présentement la piscine aux malades de Lourdes: la plongée dans l’eau sacralisée par l’apparition virginale – plongée soudaine et souvent hors toute raison – est le moment suprême de la foi guérisseuse et de l’imprégnation sacrale; elle exprime une manière d’absolu de la participation. L’Inde, on l’a vu, fait du bain sacré le pèlerinage même. Aussi existe-t-il fort peu de pèlerinages thérapiques sans fontaine guérisseuse; et, bien que l’institution, toujours inquiète à propos des enracinements cosmiques panthéisants, en détourne, le pèlerin n’aurait pas accompli son pèlerinage s’il n’avait bu de l’eau miraculeusement sacrale. De cette forme de participation témoigne, face à la Ka‘ba de La Mecque, le puits de Zamzam auquel le Prophète lui-même avait reconnu vertu pour toute maladie et toute indisposition et dont l’eau est polyvalente entre toutes, puisque le Prophète aurait dit d’elle: «L’eau de Zamzam a l’effet que vous souhaitez.» Cette communion avec l’élémentaire et l’originel, dans un lieu marqué d’une élection singulière, sacralise le pèlerin en mal de ressort vital. Plus imprégnant encore de l’intérieur même de l’être, apparaît ce qui n’est plus seulement participation avec l’élément naturel, mais infusion en soi de l’influx sacral que rayonnent le lieu sacré, le corps saint ou l’objet sacral. Telle est la pratique des incubations épidauriennes ou, dans la rudesse libératrice d’une thérapie médiévale, celle des expositions du malade, à longueur de nuit et solitaire, devant la tombe du corps saint, dans l’attente de l’élan guérisseur ou du rêve illuminant; thérapie puissante, toute d’imprégnation en un medium sacral, bouleversante pour les profondeurs psychiques et permettant donc d’exorciser le mal. Engageant moins l’être entier mais prenant la forme d’une instillation plus subtile, telle apparaît la vertu guérisseuse de ces huiles qui suintent goutte à goutte des restes des corps saints. L’un des exemples les plus insignes en est l’huile dévotieusement recueillie par les moines du Sinaï et gouttant des ossements de Catherine, la martyre alexandrine: elle est comme une quintessence de sainteté, avidement captée de l’intime du corps saint dont les vertus ont longtemps rayonné sur l’Orient orthodoxe et sur l’Occident. La pratique demeure encore habituelle, dans la religion populaire des recours, d’arracher à telle image de saint guérisseur quelques éclats de bois destinés à charger de leur puissance une décoction qui sera absorbée le plus souvent dans une conjuration de fécondation. Il s’agit là de voies plus douces pour capter la force sacrale, mais elles tendent également à donner au pèlerin les certitudes d’une grâce qui est par lui gagnée, et qui doit le rétablir dans ses équilibres existentiels ou lui permettre, les rites ayant été accomplis avec foi, de prendre un nouvel élan vital.L’offrande, par certains côtés tout extérieurs, s’inscrit encore dans les rites de participation. Marquée cependant d’une démarche personnelle accusée, elle introduit, dans la geste pèlerine, au vécu profond de la rencontre: elle ébauche une manière de dramatique, car il s’agit bien d’une présentation devant une puissance surnaturelle et de l’établissement avec celle-ci d’un commerce, où le pèlerinage se fait pleinement action de l’«extraordinaire». Dans l’offrande, il y a avant tout action de grâces et hommage. L’association est naturelle, dans la pratique cultuelle des Hébreux, d’apporter des offrandes pour la célébration du re’iyyah , nom spécifique du pèlerinage à Jérusalem. On ne vient donc pas devant Yahvé les mains vides aux trois fêtes annuelles qui s’accompagnent d’un pèlerinage dans la Ville sainte. L’«apparition» comporte l’offrande: celle-ci est reconnaissance des dons divins, partage avec le Seigneur des bienfaits reçus et donc hymne à la puissance créatrice. Cette hymne peut avoir des arrière-plans de conjuration, mais elle n’en demeure pas moins culte de la toute-puissance divine, de qui tout dépend. Il s’agit surtout de rendre grâces; c’est, jusque dans la dramatique sanglante de la scène, le sens du sacrifice rituel, qui est habituel aux cultes antiques et qui constitue une pratique vénérable de l’islam. Effectif ou commémoré, acte sacral par excellence, il offre le don le plus total, la chair et le sang, c’est-à-dire la vie, en reconnaissance de la vie donnée ou sauve, comme dans le sacrifice que Dieu, selon le Coran, a prescrit à Abraham et à ses descendants pour perpétuellement attester le miracle divin accompli par l’archange Gabriel, qui substitua au corps d’Isaac, sous le couteau d’Abraham soumis aveuglément à l’ordre du Seigneur, un bélier céleste, ou en reconnaissance de la Rédemption accomplie, comme par la célébration eucharistique, qui est l’un des temps majeurs de la solennité et de la vie collective du pèlerinage catholique. Au niveau sacrificiel, l’offrande atteint sa plus haute puissance de participation; elle est, dans la conscience du rite accompli, communion vécue.Au regard de l’offrande pèlerine, il est de moindres niveaux, des formes plus modestes, surtout dans leurs signes, mais qui ont des sens convergents. Dans l’Égypte ancienne, les processions de pèlerins arrivaient aux portes des temples chargées d’offrandes. Cierges, parfums, encens expriment moins solennellement aujourd’hui, dans nombre de cultures religieuses, le même besoin cultuel, la célébration de la création souveraine. Dans l’offrande cultuelle se délivre en effet, à des niveaux bien différents de conscience et le plus souvent dans la non-conscience, une communion silencieuse dans la dynamique de la création, entre le Créateur de toutes choses et cette création propre de la créature qui est d’assumer sa propre vie et de lui faire porter ses fruits. Lorsque le pèlerin, célébrant son saint thérapeute, vient baiser ses reliques et que, d’une main, il dépose sur un plateau voisin son offrande ou laisse tomber son obole dans le tronc coutumier à tout locus sacral, si agreste soit-il, le geste participe de tout autre chose que d’un implicite «donnant donnant», en l’occurrence bien mal tarifé. Il est tout ensemble la restitution symbolique du don reçu et cette autre réalité plus entière de l’offrande où, dans l’acte cultuel, le sujet apporte librement une part de soi-même. Ainsi s’engage, dans le silence du geste, une dramatique de la rencontre. Celle-ci se poursuit communément par des prières, qui sont le plus souvent répétitives, car rien ne libère plus la face cachée de l’orant que la fixation mentale sur des formules à longueur de souffle redites. L’islam et l’Inde y joignent le jeûne, trois jours au moins, pour maîtriser le vieil homme; ou bien – toujours pour cette délivrance de l’autre en soi, qui est la véritable offrande de la communion créatrice –, la récitation ou la lecture, dans le lieu saint, pour les religions du Livre, soit de chapitres des Écritures, soit de sourates du Coran. Mais c’est sans doute dans les rituels chiites que se trouve conduit, avec la rigueur la plus lucide et la plus contraignante, le déroulement de la rencontre; jusqu’à prévoir par exemple que, pour l’arrivée au tombeau du troisième 壟m m, le pèlerin mime le comportement de l’im m Hossein, triste et abandonné, alors qu’il allait subir son martyre – ou à recommander, dans l’entre-deux des prières rituelles, localisées avec précision, de parler à l’im m, auquel, au moment du départ, on fera des adieux solennels. Tout se trouve ainsi mis en place pour rendre sensible la présence sacrale et pour susciter, dans l’offrande orante, comme une mimésis où la puissance priée ou conjurée prend possession à son tour du fidèle qui lui rend ce culte. Ce temps de la réception de l’Autre en soi est le couronnement de l’offrande – temps éclair en quelque sorte, car cette communion est de l’instant. Le rituel commun chiite, lui encore, insiste sur l’importance de ne pas s’attarder, une fois les rites accomplis, et de repartir vite. C’est d’ailleurs la règle pèlerine: on ne s’établit pas dans l’«extraordinaire». Il suffit de l’avoir reconnu, vécu et, dans une sublimation mystérieuse de soi, reçu: à la fois comme une marque dans les profondeurs, parfois indélébile, et comme la certitude du lieu où se délivre, dans une communion créatrice, la plénitude de l’altérité. «Repartir vite pour garder plus vif le désir de revenir», reprend, avec candeur, le rituel chiite. C’est l’aveu que, par l’offrande entière de soi, le pèlerin a trouvé son lieu de «source».Les continuités pèlerinesAinsi se trament et s’établissent, dans le culte pèlerin, des liens avec le lieu sacré. Quelle qu’ait été en ce lieu l’intensité personnelle du vécu, le pèlerin doit y garder une présence physique jusque dans l’absence corporelle. Les stèles abydéniennes représentaient peut-être déjà autant de conjurations d’attente de pèlerins qui avaient pris leur place en Abydos pour devenir, après leur mort, d’autres Osiris. Infiniment plus modestes, mais scellant par les seuls noms écrits une indissoluble alliance, sont les innombrables graffiti qui recouvrent les murs des sanctuaires de pèlerinage. Écrire son nom en un endroit du lieu sacré demeure une forme de présence, d’une présence qui dure plus que la brièveté d’une vie – «à jamais», disent déjà d’humbles inscriptions populaires de l’Égypte ancienne – et qui fait du graffito une supplique ou une certitude d’immortalité. Du moins celui-ci établit-il un lien: rentré chez lui, le pèlerin sait que son nom est là-bas, en vertu d’une signature qui engage, même – et parfois surtout – si elle s’inscrit au lieu sacré en un tout autre système de signes que ceux de l’écriture. Le pèlerinage accompli et la grâce obtenue, la présence s’affirme encore d’une autre façon: par un signe durable d’action de grâces, l’ex-voto . Fruit du vœu conjuratoire – ainsi que le dit son nom – et de l’acte pèlerin, pareille marque sensible, comme elle lie au sanctuaire, confirme la sacralité du lieu pour celui qui y a trouvé les grâces implorées et pour tous ceux qui viendront solliciter comme lui. Le sanctuaire de Notre-Dame de Bourguillon jouxtant Fribourg est, de bas en haut, ceinturé d’ex-voto qui essaiment même sur les murs extérieurs. Comment le pèlerin nouveau venu ne se sentirait-il pas pris par ce concert de miracles accomplis et déjà nourri d’une certitude de grâce? Émouvants entre tous sont ces sanctuaires dits «au péril de la mer», où les ex-voto témoignent silencieusement que la Vierge tutélaire ou toute autre présence sacrale, conjurées lors d’un naufrage, d’une collision ou d’une tempête fatale, se sont faites propitiatoires. S’il ne figure pas la scène du péril de la mer, l’ex-voto maritime, peut-être plus saisissant encore, est simplement le modèle réduit du navire. On trouve de ces nefs, pendues aux voûtes du sanctuaire ou encadrant l’image miraculeuse, jusque dans des sanctuaires situés fort loin dans l’intérieur des terres: à Rocamadour par exemple, dont la Vierge fut longtemps protectrice lointaine mais vigilante des navires de la Cornouaille bretonne. Le sanctuaire de la Madonna dell’Arco, non loin de Naples, possède une étonnante collection d’ex-voto historiés, qui constitue un véritable inventaire – sur près de quatre siècles et dans des représentations auxquelles la simplicité ou la maladresse confèrent d’autant plus d’intensité dramatique – des événements tragiques où la vie du donateur fut miraculeusement préservée, après un vœu ou une invocation: liber miraculorum de tous, aussi bien riches que pauvres, chacune de ses illustrations accumule dans le sanctuaire, autour de l’imago miraculeuse, les présences des miraculés désormais liés en un unisson de culte et le chœur d’hymnes de grâces ainsi réuni; par là se trouve donc illustrée une énergétique collective de la puissance du miracle. Plus profonde et plus brute, plus ancienne aussi, est l’autre vertu des ex-voto, que gardent encore quelque peu ceux qui sont historiés, mais qu’expriment surtout les ex-voto anatomiques qu’on trouve dans de très anciennes cultures et qui survivent ici ou là, aujourd’hui. Ces représentations grossières de telle ou telle partie du corps, regroupées autour du locus sacral, auquel elles donnent parfois l’étrangeté d’un laboratoire de dépeçage anatomique, trouvent leur sens et leur vertu dans un rite d’exorcisme: le mal du membre atteint est désormais remis, dans une extraversion de délivrance, à la puissance guérisseuse; celle-ci a pris sur elle le mal, d’autant plus sûrement que le membre ou l’organe malade figurent maintenant auprès d’elle, dans une représentation in vivo . Les plus anciennes pratiques connues d’ex-voto procèdent de cette certitude libératrice. Elles attestent aussi, de la façon la plus expressive, ce caractère qu’a l’ex-voto d’établir un lien avec la vie et un lien de vie entre le locus sacral et le miraculé, car rien ne fixe plus la présence que l’image, même schématique, d’une partie de soi-même: les photographies que l’on trouve fort nombreuses parfois dans tel sanctuaire guérisseur le confirment, dans le langage d’aujourd’hui.Dans le lien avec le «lieu» pèlerin, il n’y a pas seulement le fait d’y demeurer, que cela s’exprime par l’inscription du nom, par des intentions écrites sur un cahier ad hoc ou par des ex-voto de grâces; le pèlerin ne saurait revenir chez lui les mains vides après avoir vécu la tension d’une marche vers la puissance sacrale. De celle-ci, outre ce qu’il a reçu en lui, il lui faut emporter quelque chose. La vertu de la rencontre sera ainsi jalousement gardée dans une anarchie dévotieuse, capable de tous les rapts – ces rapts qui se profilent toujours en quelque endroit dans la geste pèlerine. Prolongement naturel du pèlerinage est le geste tout simple qui consiste à emporter avec soi de l’eau miraculeuse – que l’on conservera précieusement soit pour les jours d’orage ou d’appréhension panique, soit surtout pour calmer le mal, en en buvant dans les moments de fièvre – ou bien, comme à Sainte-Anne de Beaupré au Québec, à repartir avec une provision d’huile naturelle bénite, qui elle aussi exorcisera bien des maux. Plus accentué, en revanche, est le pieux larcin de débris de pierre sainte ou de tombeau, de lambeaux de bois impitoyablement arrachés à la statue guérisseuse. Selon les récits des XIVe et XVe siècles, certains pèlerins partaient pour la Terre sainte munis de tout le matériel pour leur permettre de rapporter avec eux des morceaux de roches pris jusqu’au Golgotha, ou même au Saint-Sépulcre: c’est là un signe du doute qui habita longtemps l’Occident quant à sa puissance sacrale et sotériologique. Il s’agissait alors d’un vaste transfert, mais, à travers les religions et les siècles, le geste semble constant qui consiste à emporter avec soi, après le vécu de l’«extraordinaire» du pèlerinage, mieux et plus que des souvenirs, une particule, quelle qu’elle soit, prise dans le lieu sacré, dans le souci de garder étroitement le fruit de la rencontre, une part infime de la puissance sacrale, mais désormais liée – parce qu’elle a été acquise dans un effort résolu, voire difficile – à la vie personnelle et neuve du pèlerin.Le mystère de la rencontreSans doute, dans ce profil «phénoménologique» des gestes de la rencontre pèlerine, l’analyse doit-elle s’arrêter devant l’incommunicable. Elle ne saurait aller plus loin que le déroulement des actes pris, à travers l’espace et le temps, dans une épaisseur d’un vécu de masse. Il reste cependant à prendre en compte, dans la rencontre, les pulsions de la ferveur orante, le dialogue silencieux, l’œuvre surnaturelle à l’intime de l’être, l’ouverture humaine à l’au-delà et l’innombrable mystérieux des réfractions personnelles. D’un point de vue collectif aussi, les émois paniques, les résonances de communion, l’intensité et les vertus des pratiques, la conscience diffuse du sacré – quant à leurs motivations hic et nunc , à leur puissance ou leur cohérence de foi, à l’unisson du vécu commun, à l’immersion dans la réalité sacrale – garderont toujours leur secret. Des approches concernant ce qui est vécu aujourd’hui permettraient peut-être d’atteindre à une plus grande pénétration dans les complexités et les cheminements du mental collectif pèlerin; en particulier dans l’expérience in vivo des grands pèlerinages où se retrouvent, venus de cultures organiquement très différentes, des groupes pèlerins d’une religion ayant un rayonnement planétaire, ou bien dans les transformations toujours lentes des réalités sacrales au travers de cet échange sans fin où l’âme collective profonde façonne ou reçoit les images ou supports sacraux. Devant le fait patent de la multiplication des apparitions, tout au long du XIXe siècle dans le monde occidental chrétien par exemple, quel cheminement neuf peut-on observer de la sublimation intérieure, de l’aperception sensible du sacré, pour la masse pèlerine comme pour la prière individuelle? C’est une question entre tant d’autres, mais elle est de celles qui nous aident à explorer le mystère, pour rendre celui-ci plus proche, tout en respectant sa nécessaire réalité.4. La société pèlerineUne société de masse et de consécrationDans l’analyse de la geste pèlerine, l’individuel et le collectif ont été jusqu’ici sinon confondus, du moins non différenciés. La réalité, d’ailleurs, est telle que, dans la société pèlerine, il n’y a pas de problème de distinction entre l’un et l’autre, car l’acte pèlerin est essentiellement un fait collectif. La société créatrice du pèlerinage est, en effet, la masse, celle-ci étant entendue d’un point de vue organique, beaucoup plus que quantitatif. Tout pèlerin qui se veut solitaire n’en participe pas moins d’un flux collectif puissant qui a élu le lieu sacré et qui est, dans le brut du vital, une force irrationnelle panique; c’est-à-dire un groupe humain porté par une irrésistible pulsion commune – d’autant plus intensément qu’il est ou devient massivement plus nombreux –, entraîné, par une force qui le dépasse, à la recherche de sa propre sacralisation. Ce groupe, multiplié dans l’espace et dans le temps, constitue une société extraordinaire autant qu’éphémère. Extraordinaire à différents niveaux: en ce sens, tout d’abord, que cette société est, dans sa démarche à travers l’espace, beaucoup plus que nostalgique d’un «ailleurs» physique, une société itinérante en marche vers une terre de transfiguration; en ce sens, encore, qu’à l’encontre de la société d’où part le pèlerin, et qui est cloisonnée et hiérarchisée, la société du pèlerinage est une société confondue, donc sans catégories ni différences, où les âges, les sexes, les hiérarchies, et même clercs et laïcs, se retrouvent dans une communion panique de ferveur, d’espérance, de lumière et de joie. Yahvé l’a dit à son peuple: «En présence de Yahvé ton Dieu tu te réjouiras, au lieu choisi par Yahvé ton Dieu pour y faire habiter son nom: toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le lévite établi en ta ville, l’étranger, l’orphelin et la veuve qui vivent au milieu de toi» (Deut., XVI, 11). La société de pèlerinage est extraordinaire en ce sens enfin, que la démarche pèlerine se vit comme une quête – marquée d’angoisse, d’exigence ou de mal d’absolu – soit de la plénitude physique, santé du corps et de l’âme, soit de l’éveil ou de l’accomplissement spirituel, des forces ou nourritures que ne donne pas la société dont, provisoirement, le pèlerin se sépare. Pour un temps seulement. La société du pèlerinage est, en effet, une société de l’éphémère. Elle ne dure que le temps de l’accomplissement du pèlerinage: rudes sont l’épreuve de l’espace et des rites multiples, et la double découverte de l’«autre» en soi et de la présence sacrale, trop transmuante en profondeur pour n’être pas un instant d’éternel. L’intensité de la rencontre pèlerine est le plus souvent en proportion inverse de sa durée: ses marques s’inscrivent en éclairs. D’autant plus imprégnante est, dès lors, la mémoire de l’éphémère vécu: elle établit, entre tous ceux qui furent «un» dans l’éphémère, une marque de reconnaissance; elle se fait nostalgie et sauvegarde de l’extraordinaire au long du quotidien, le retour survenu. Dans les sociétés surtout, où sont intensément vécues, portées par une tension sotériologique profonde, la pratique et la valeur de certains grands pèlerinages, cette mémoire devient consécration sociale. Le retour du groupe pèlerin y est attendu comme une grâce commune; sur le chemin de ce retour, quand celui-ci se fait à pied, nombreux sont au bord des chemins, les habitants des pays traversés à célébrer la geste de ces va-nu-pieds de l’extraordinaire. Surtout, les remous du retour apaisés, une dignité demeure, un nom: hadjdj pour le pèlerin de La Mecque; mécchedi pour celui du grand sanctuaire iranien de Méched; «roumieu» pour le pèlerin de Rome; «jacquaire» pour celui de Compostelle – autant d’appellations qui sont, par l’imposition du nom, une reconnaissance collective de l’expérience vécue de la grande démarche sacrale. Par le titre révérencieux ainsi obtenu, le pèlerin est désormais mémoire vivante de l’expérience vécue, autant qu’il est chargé de grâces diffuses pour la société où il revient.Une société de fêteUn autre aspect caractérise la société pèlerine: celui d’une société de fête. Quand les dieux de l’Égypte ancienne partaient visiter les dieux voisins, tout un peuple pèlerin se pressait pour être présent à cette dramaturgie sacrée: Hérodote, non sans quelque malice, rapporte que le vin de raisin y coulait abondamment. Les trois pèlerinages prescrits pour la venue à Jérusalem par l’Exode et le Deutéronome se situaient aux dates des fêtes des Azymes, des Semaines et des Tabernacles, qui marquaient le cycle annuel de la récolte. Grand rassemblement de masse, le pèlerinage hindou a des aspects tourbillonnants de foire. Dans l’expérience historique du pèlerinage de l’Occident chrétien, on demeure étonné du zèle, persévérant et comme orchestré, que de nombreux évêques, depuis la fin du XVIIe siècle et tout au long du siècle suivant, mettent à frapper d’interdit des lieux pèlerins de leur diocèse, dont certains même fort fréquentés. La raison qui revient en leitmotiv concerne les «abus» qui s’y commettent. Derrière ce mot pudique et secret, ce que dénonce et condamne un épiscopat moderne de plus en plus attaché à une éthique des mœurs et tenace dans son souci de purifier l’approche sacrale de toute contamination profane, ce sont les tentations et les excès de la nuit au cours de ces pèlerinages qui, comme aujourd’hui encore les romerias espagnoles, se déroulaient sur deux jours, la nuit étant passée soit dans l’entassement du sanctuaire, soit dans la nature alentour. Il y a là une réaction de la Réforme catholique contre un monde pèlerin qui, depuis des siècles, se révèle fort complexe et dont les racines plongent dans la culture agro-monastique des premiers temps du Moyen Âge. Le pèlerinage de ces siècles plus lointains, concentration de foules importantes, s’articulait en effet en une triade liant étroitement en un même temps d’«extraordinaire» le rite sacral, la fête au sens le plus physique du terme – fête du peuple en liesse – et la foire. Cette tradition est fort ancienne et inscrite dans la longue durée de la geste pèlerine, puisqu’elle est encore vive aujourd’hui, ou du moins témoignée, ne fût-ce que par le déséquilibre lentement intervenu dans l’harmonie organique de la triade: ainsi, la bientôt millénaire foire de saint Ours, qui se tient à Aoste durant toute la première semaine de février, et qui est étroitement liée au pèlerinage du saint, patron de la collégiale d’Aoste et protecteur de tout le pays valdôtain; l’antique foire de la Saint-Michel d’Ousse-Suzan aux Landes de Gascogne, qui perpétue la pratique et la mémoire d’un culte de l’Archange autour d’un espace sacré parfaitement isolé, en pleine sylve landaise, composé d’une chapelle et de trois fontaines de dévotion diversement guérisseuses; ou, en Auvergne, hors les murs de Besse-en-Chandesse, la foire de la Saint-Matthieu, qui se déroule dans une atmosphère de sacralisation diffuse et d’exubérante fête profane au jour même où descend, avec les troupeaux, de son sanctuaire accroché au Sancy, la Vierge noire de Vassivière pour hiberner dans la collégiale du bourg. Ce sont là autant de traits divers mais convergents qui témoignent de la complexité du pèlerinage et qui font de celui-ci, pour les groupes humains qui le vivent, une recherche avide et exigeante de fête totale. Dans sa pulsion fondamentale, la société pèlerine est une société d’assouvissement festif. L’espérance d’un état meilleur qui la porte, qu’il soit du corps ou qu’il soit de l’âme, la découverte frémissante du sacral, celle de la recharge en puissance vitale qui en résulte, une révélation de quelque part du «caché» de soi et – par la reconnaissance, de l’une ou l’autre façon sensible, de la présence surnaturelle – la certitude comme physique d’un au-delà (donc une latence d’immortalité) font que la fête est déjà surabondante de grâces. Mais cette lecture religieuse, au sens habituel et linéaire, ne couvre pas de manière évidente la totalité du phénomène. Au-delà de l’expérience plus ou moins personnelle d’une dévotion éclairée, la masse pèlerine – c’est une constante mentale de la religion populaire – fait mal le départ entre profane et sacré; habituellement même, elle les confond, et plus elle se libère dans le sens du profane, plus elle est portée encore à se sacraliser. Dans l’expérience qui normalement était la sienne, celle d’un temps surchargé de travaux et de jours, quelle occasion vraiment extraordinaire est-ce là de pouvoir vivre quasiment tout ensemble dans un temps qui, celui-là, est solennel! Ce jour-là, c’était pleinement la fête, parce que tous les besoins pouvaient être assouvis à la fois, selon ce génie de la fête qui fait qu’elle ne saurait être de tous les jours: aussi, naguère encore, dans nos sociétés occidentales, là où le calendrier liturgique gardait quelque prééminence sur le calendrier civil, le jour du pèlerinage était-il joyeusement chômé. Ainsi le schéma tripartite – pèlerinage, fête profane, foire –, qu’au cours des siècles la société pèlerine occidentale a lentement équilibré, semble-t-il parfaitement éclairer la nécessité existentielle de la geste pèlerine. Avec une émouvante simplicité, il pourvoit à tout: assurer par les rites accomplis cette expérience sacrale d’au-delà que la troupe pèlerine est d’abord venue chercher et qui doit être désormais la marque insigne de son temps quotidien; vivre la libération des instincts refoulés ou tourbillonnants dans une débauche vitale qui peut aller jusqu’à l’épuisement physique ou à l’ivresse, mais qui ne saurait durer qu’un seul jour, telle une saturnale ou la fête des fous; satisfaire enfin aux nécessités matérielles de la vie dans l’exaltante et dangereuse euphorie de la foire, qui est le lieu à la fois d’un déchaînement de puissance et d’un écrasant constat de faiblesse. Ainsi, en un temps et un lieu uniques, le pèlerin, que son existence ordinaire compartimente, trichotomise ou replie sur lui-même, trouve-t-il la liberté d’explorer son unité et de découvrir en lui ses puissances d’altérité. Pareil schéma est évidemment beaucoup moins sensible dans le déroulement des grands pèlerinages, qui sont le plus souvent fortement encadrés, en Occident du moins, par l’institution ecclésiale; mais – c’est là une nécessité pèlerine – les marchands du Temple sont toujours là, nombreux sinon toujours prospères, et, dans la société de non-différenciation que vit la ferveur pèlerine, bien des interdits habituels naturellement faiblissent. C’est d’ailleurs le propre d’une société panique – ce qu’est toujours, à quelque degré que ce soit, une société de masse en mouvement – de tendre, dans un dépassement de soi pouvant aller jusqu’à l’anéantissement, à vivre toutes choses à la fois, en une plénitude existentielle. Société de l’éphémère, a-t-on dit, mais qui a été recherche et assouvissement de joie: ce qui marque l’homme au tréfonds.Une société an-institutionnelleUne dans sa puissance de masse non différenciée, quelle est donc la réalité organique de la société pèlerine? Nos classifications deviennent tout de suite traîtresses; car celle-ci n’est pas spécifiquement d’église et pas davantage laïque. Il suffit de la regarder vivre. Elle peut se soumettre à l’ordre, à la conduite, aux pratiques d’une Église, s’inscrire, comme une forme d’exister religieux, dans le cadre de l’institution ecclésiale; mais il demeure patent, à travers les cultures et les religions, qu’elle garde vis-à-vis de celle-là son indépendance, n’ayant pas, pour exister, besoin d’elle. L’irrationnel et le panique, qui portent l’élan pèlerin, n’ont que des rapports de discipline, d’usure ou de faiblesse, voire de raison, avec l’institution, qui de soi est quotidienne, organiquement établie, forte de son investiture surnaturelle, maîtresse de sa liturgie. Dans le monde chrétien occidental, le calendrier liturgique règle ou ordonne la pulsion pèlerine, mais avec des compensations révélatrices. On en trouve un aveu discret, mais sûr, dans le fait quantitativement patent que, dans les vieilles régions chrétiennes de l’Occident, le pèlerinage de règle, pluriséculaire – habitude «de toujours», comme dit la tradition orale –, est celui qui, au lendemain des grandes fêtes de l’année liturgique, rassemble autour d’un sanctuaire, en pleine nature, les pèlerins de la paroisse ou de la ville, et souvent ceux des pays alentour. Le lundi de Pâques et celui de la Pentecôte – prolongé parfois d’un ou deux jours, comme dans le Morvan pour la «Grande Pâque» – sont l’occasion, après l’intensité de la fête solennelle, d’une sorte d’explosion aux champs et, en arrière-plan, de liberté dans la communion avec la nature. La collectivité, même encore encadrée dans le rituel des cérémonies, s’esbaudit dans la découverte du cosmique, en même temps qu’elle garde, serait-ce subconsciemment, ses continuités enracinées en des cultes millénaires qui viennent de plus loin que la christianisation même. Ce rappel sensible du sacral cosmique, que symbolise ou intériorise la liturgie intra-ecclésiale, on le retrouve dans le rituel de ces pèlerinages qui ont comme centres sacraux la relique conservée dans l’église et, proche du sanctuaire ou lointaine, la fontaine sacrée. Entre la relique, chose d’église et d’institution, et la fontaine, lieu sacral de nature, source de l’eau guérisseuse, les choix pèlerins sont patents: l’assiduité est plus grande à la fontaine qu’à l’intérieur de l’église. Tout atteste que, dans la société du pèlerinage, si elle ordonne et le plus souvent anime, l’institution n’est pas maîtresse; aussi bien affecte-t-elle souvent d’ignorer ce qui lui échappe, et qui est l’authentique même du besoin pèlerin. La pulsion est captée; organiquement, elle n’est pas inhérente à l’Église, bien que celle-ci se sache pèlerine tout au long de son existence terrestre. Le besoin pèlerin des masses vient d’ailleurs. À preuve l’étonnante prédominance, pour l’établissement de cultes pèlerins, des pulsions spontanées des masses qui sont à l’origine de ces canonisations populaires qui fondent le culte des corps saints, tant dans l’Occident chrétien que dans le monde musulman; ou ce fait saisissant que sur l’ensemble des siècles modernes pour l’Occident chrétien et jusque dans la période contemporaine, tant les cultes d’«invention» d’images de la Vierge que les révélations d’apparitions demeurent le privilège historique de petites gens, des simples établis dans leur cadre de nature et qui, de plus en plus souvent, sont des adolescents, voire des enfants. Pareille appropriation involontaire témoigne d’où sourd le besoin. On sait, par ailleurs, qu’existent, dans l’Europe d’aujourd’hui, des lieux de pèlerinages non reconnus par l’Église, dont certains attirent depuis des années des foules inlassablement fidèles. Les légendaires mêmes qui normalement se développent pour «naturaliser» le choc de l’apparition ou de la découverte, et qui le plus souvent sont mis en forme par des clercs, portent cependant la vigoureuse empreinte de l’imaginaire collectif populaire, qui ne s’en laisse pas conter quant à la grâce qui lui a été faite ou au message délivré.Ainsi, dans notre monde occidental, une différence de nature apparaît-elle avec évidence entre l’Église et la société du pèlerinage, différence qui éclaire l’authentique nature de cette dernière. L’une est proprement l’institution, avec son ordre stable, sa maîtrise du temps, sa sotériologie plus ou moins éthicisante; l’autre obéit à une pulsion de besoin sacral, qui cherche assouvissement et possession – dans un temps de fulgurance – et est portée par cette violence qui consacre. Dans cette société pèlerine, le groupe social tente, même seul, de faire ce qu’il appelle pour lui son «salut», c’est-à-dire d’éprouver sa puissance afin d’atteindre, le sacral aidant, à la toute-puissance. Au regard d’une phénoménologie anthropologique, l’essentiel d’une société de pèlerinage demeure, en effet, sa puissance dynamisante. Issue d’une pulsion collective complexe, d’un irrésistible appel de l’«ailleurs» et de quête tendue vers l’Autre, pareille société est manifestation et donc création d’énergie collective. Le groupe s’y multiplie en puissance, jusqu’à parvenir peut-être, dans tel ou tel de ses membres, à la guérison. Jusqu’à témoigner surtout, dans son agir pèlerin éphémère, de ce qui vit dans les profondeurs du corps social, dont, un moment, il se détache: la pulsion d’une plénitude biologique dans l’unisson des corps, la communion cosmique avec l’ensemble du monde créé, la délivrance du vieil homme pour atteindre à l’envers des choses et de soi. Ce qu’Églises et institutions temporalisent à l’échelle de l’éternité et, pour autant, dissolvent dans les travaux et les jours, la société du pèlerinage le vit, elle, dans un instant d’éternel. Ni ecclésiale, ni laïque; organiquement sacrale.5. Anthropologie du pèlerinageAu terme de ce parcours se profile une anthropologie du pèlerinage, dont quelques données maîtresses peuvent être brièvement dégagées.1. Le lieu sacré est, dans l’expérience religieuse de l’espèce humaine, une nécessité . La quantité innombrable des pèlerinages l’atteste, autant qu’une histoire globale de ces lieux mêmes: les lieux morts ressuscitent ailleurs et les créations ou les reconnaissances de lieux sacrés ne cessent de survenir.Ainsi apparaît comme nécessaire, dans l’indéfini de l’espace physique, vécu comme homogène, l’existence de lieux d’espace d’une nature différente du milieu environnant, hétérogènes à celui-ci, caractérisés comme autant de points d’un ailleurs déterminé, qui orientent et fixent la recherche collective et individuelle d’un état «autre».Ces lieux détiennent, au regard de l’expérience pèlerine, une puissance de charge sacrale qui leur est propre: d’où la croyance largement répandue que l’on peut, en visitant successivement plusieurs lieux sacrés, cumuler leurs charges sacrales respectives. La tradition de circuits pèlerins, parfois d’étendue considérable, particulièrement développée en Extrême-Orient, confirme cette matérialisation psychique du lieu sacré.L’extraordinaire richesse des composantes qui font la sacralité du lieu sacré – essentiellement: révélation ou présence surnaturelle, nature, histoire, légendaire, traditions, croyance collective, densité des foules aussi – donnent à ce lieu une puissance de sacralisation qui est à la mesure des convergences et de l’intensité d’unisson de ces différents facteurs au même lieu. Aussi y a-t-il, inscrite dans les pulsions des masses pèlerines, une hiérarchie de «vertu» des lieux sacrés.Le lieu sacré devient ainsi, pour le monde pèlerin, lieu de source ou de re-sourcement. Vers lui convergent les routes de la sacralisation et par lui cristallise, dans l’imaginaire collectif, l’attente de retours périodiques. Le pèlerin tend, par concentration mentale, à privilégier sa localisation dans l’espace ordinaire, soit dans l’attente du pèlerinage, soit dans la mémoire de celui-ci. La direction en est inscrite dans l’espace alentour par la conscience physico-psychique d’un «orient» d’espace sacral, imaginaire spatial du chemin par où l’on atteindra à la source.2. Le pèlerinage est la geste extraordinaire d’une quête humaine du sacral . Cette geste, entreprise dans la libre disposition de soi, est d’abord acte de foi. En ce sens, l’acte pèlerin prend une valeur double: il est épreuve de la force personnelle de croire et il porte témoignage de la vérité sacrale du lieu où il s’accomplit. La foi pèlerine tout à la fois reçoit et consacre les sacralités du «lieu».Elle est vécue, d’autre part, dans une conjoncture en tout point exceptionnelle: elle se déroule, en effet, dans le cadre d’un espace sacré durant un temps sacré, lui aussi hétérogène au temps du quotidien. La transmutation des deux catégories existentielles maîtresses, celle de l’espace et celle du temps, en réalités sacrales constitue le medium de l’accomplissement pèlerin. Cette geste est éminemment solennelle donc, quelles qu’en soient les formes extérieures.Elle se développe dans une gestuaire collective, qui doit être intégralement réalisée comme elle a été programmée, à partir d’une tradition spécifique à chaque lieu sacré. Cette gestuaire est faite de pratiques et de rites, qui sont en général différents de ceux du culte sédentaire et sont parfois dénoncés par celui-ci.Dans sa dynamique profonde, cette geste est démarche d’offrande: offrande sacrificielle et propitiatoire ; offrande de participation et de communion.Dans sa réalisation, elle s’incarne dans la vie collective ou, quand le pèlerinage est individuel, dans l’image d’une société extraordinaire dont les deux caractères essentiels sont ceux de l’éphémère et de l’indifférencié panique – mémoire ou prémonition en quelque sorte, soit d’une société de l’originel, soit d’une société de fin des temps. La société pèlerine prend ainsi figure d’une société fraternelle de salut commun.L’existence, largement répandue à travers les différentes cultures religieuses, du pèlerinage de remplacement confirme cette socialisation en acte, en même temps que le caractère d’obligation de la gestuaire.3. Le pèlerinage est volonté de puissance, collective ou individuelle . Dans sa pulsion instinctive d’une marche à l’ailleurs, le pèlerinage est recherche d’un mieux-être. Cette appétence d’un «plus vital» découvre une volonté de puissance.Puissance d’exister dans un corps sain et de s’affirmer au mieux socialement dans le groupe humain où l’on vit: c’est le vertigineux répertoire des recours, l’hallucinant concert des voix qui clament maux, périls, angoisses, espérances, dramatique du quotidien dans la vie des foules croyantes.Puissance de se faire étranger à soi-même, jusqu’à découvrir l’«autre» en soi et à en faire puissance de communion en l’Autre. Ce qui se dit aussi puissance de se faire pauvre et de vivre tel pour atteindre à la richesse spirituelle.Puissance enfin, la plus haute au regard humain, de disposer de sa vie; jusqu’à la vouloir faire immortelle ou bien, le vieil homme enfin dépouillé, régénérée en une «nouvelle naissance». Tant les cultures religieuses les plus anciennes que les sotériologies modernes concourent à témoigner de ce que le pèlerinage est recherche d’immortalité ou assurance d’éternité; ce que confirme la tradition hindoue qui atteste, dans son univers de transmigration, que le pèlerinage fait gagner des vies, qu’il est donc une étape essentielle dans le parcours de plusieurs millions de vies imparti à chacun.En ce sens, le pèlerinage apparaît comme l’une des formes les plus totales de l’accomplissement des rites de passage. Au-delà de sa fragilité temporelle et par celle-ci même, transitus , il est conquête d’éternel.
Encyclopédie Universelle. 2012.